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La nouvelle géographie sociale du pays rend inévitable la montée des antagonismes entre les métropoles « mondialisées » et la France des « invisibles ». C’est le constat de Christophe Guilluy, auteur de « Fractures françaises » où il étudie l’évolution socio-culturelle des classes populaires.

Que retenir du projet de loi d’affirmation des métropoles, définitivement voté le 19 décembre par le Parlement ?

Cette priorité est tout, sauf une surprise. Cela fait trente ans que les élites et la technostructure, obnubilées par la question économique, organisent la France autour de ces métropoles. Le texte du gouvernement Ayrault met simplement en forme cette vision sur les plans politique et institutionnel.

Pourquoi les métropoles correspondent-elles, selon vous, à l’expression de la vision dominante ?

Si les grandes villes sont les zones les plus inégalitaires de France, elles restent néanmoins les mieux intégrées à la mondialisation : les 40% de Français vivant dans les métropoles génèrent plus de 60% du PIB national. Les métropoles sont les vitrines de la mondialisation heureuse. La droite libérale, d’ailleurs, aurait très bien pu être derrière cette réforme territoriale.


Pourquoi cette conception favorise-t-elle ce que vous appelez les « fractures françaises » ?

Malgré leurs poids démographique, ouvriers et employés ne vivent plus dans les territoires où l’essentiel des richesses est produit : les actifs et les retraités les plus précaires sont concentrés hors des grandes villes. Alors que jusque dans les années 1970, le marché industriel créait les conditions de leur présence en ville, la concentration des emplois tertiaires implique, aujourd’hui, leur bannissement et leur remplacement par des cadres et des populations immigrées. Le modèle métropolitain ne fait donc pas société.

L’Insee prétend pourtant que 95% des Français vit sous « influence urbaine »…

Charleville-Mézières ou Saint-Dizier ont beau être classées par l’Insee comme des villes, elles ne sont pas comparables à Strasbourg ou Reims. Inversement, un territoire périurbain comme les Yvelines qui concentre quasi-exclusivement des cadres travaillant sur Paris et sa petite couronne devrait être analysé comme un territoire métropolitain.

Le modèle métropolitain délaisse toute une France périphérique. Dans les petites ou moyennes villes des Ardennes, de l’Ardèche ou du Finistère ainsi que dans les zones rurales de la Mayenne ou encore du Cantal, les taux de chômage sont parmi les plus faibles mais les revenus sont aussi les plus modestes, du fait de la prédominance des emplois précaires, intérimaires ou à temps partiel. Il y a eu un impensé des gouvernements successifs sur ces territoires.

La péréquation ne permet-elle justement pas d’unir ces deux France ?

Les transferts financiers de l’Etat vers les collectivités, ainsi que des territoires riches vers les plus pauvres existe. Ce qui n’empêche pas les habitants de la France périphérique de se sentir, à tort ou à raison, abandonnés.

La technostructure et l’Etat ont campé sur leur logique de fermeture des services publics et à prédire la désertification de ces territoires fragiles économiquement, malgré que nombre de catégories modestes exclues des grandes villes s’y réfugiaient. C’est ce phénomène anxiogène que ressentent avant tout les catégories populaires, qui ne connaissent pas forcément les mécanismes de péréquation et/ou de versement de dotations.

Les collectivités locales ne peuvent-elles pas servir d’amortisseur ?

Elles le pouvaient, jusqu’à ce que cette France des plans sociaux, déjà victime de la mondialisation et de la concurrence internationale, soit aujourd’hui confrontée à la crise de la dette. Du fait de la raréfaction de l’argent public, il est désormais impossible d’amortir sa chute par l’embauche dans la fonction publique territoriale.

L’envolée des prix du foncier dans le parc privé des métropoles et la spécialisation du parc de logements sociaux dans l’accueil des populations issues de l’immigration n’a rien arrangé : il empêche tout retour en ville des ouvriers, employés, petits paysans, entrepreneurs indépendants – qu’ils soient jeunes, intérimaires, chômeurs ou retraités – vivant sur ces territoires relégués.

Contrairement à ce que prône le discours libéral, la vente de son pavillon ne permet plus au Morbihanais déclassé d’être « mobile » et de partir se loger à Rennes pour trouver un emploi.

Les politiques publiques menées dans les métropoles ne font-elles rien pour réduire ce séparatisme social ?

Non, les gouvernants mènent la politique de leur seul électorat. La sociologie des grandes métropoles – composée des catégories supérieures et des classes populaires immigrées, bénéficiant de l’ouverture des marchés et/ou des frontières – forme une telle majorité politique qu’un Alain Juppé à Bordeaux met en place les mêmes politiques publiques qu’un Gérard Collomb à Lyon.

Aux municipales, les candidats de gauche ou de droite s’étripent uniquement sur la vitesse des bus dans les couloirs dédiés, le rallongement de quelques kilomètres de pistes cyclables, ou s’il faut 20 ou 22% de logements sociaux.

Rien n’est fait pour intégrer l’ensemble des classes populaires. Le consensus sur les logiques de marché interdit tout contre-projet.

La politique de la ville ne permet-t-elle pas de freiner cette logique ?

Au contraire, la création de la politique de la ville au début des années 1980 coïncide avec la période où les ouvriers et employés ont commencé à quitter les grands centres urbains.
Elle intervient également au moment où le Parti socialiste opère un virage libéral et abandonne la question sociale pour adopter une grille anglo-saxonne, plus sociétale : la politique de la ville a été un moyen de travailler sur la question ethnique sans l’affirmer officiellement, afin de ne pas renoncer à l’idéal républicain…

Aux yeux des prescripteurs d’opinion vivant majoritairement dans les métropoles, les catégories populaires se sont résumées, depuis trente ans, aux seules minorités ethniques peuplant les banlieues proches des métropoles. Exit les précaires des campagnes de la Nièvre, où l’on croise pourtant aussi peu de grands bourgeois mais qui sont considérés de facto comme « inclus » car Blancs.

Elus, chercheurs et journalistes, tous ont alors posé un regard larmoyant sur ces quartiers d’immigrés et de Français enfants d’immigrés. Sans s’apercevoir que ces territoires sont, non pas des ghettos, mais au contraire, des « sas » où les populations d’aujourd’hui ne sont ni celles d’hier, ni celles de demain.

Quelles sont les conséquences de cette vision ?

Cela a produit un effet contre-productif : les élites françaises n’ont pas repéré l’émergence d’une petite bourgeoisie immigrée qui est pourtant à mettre à l’honneur de la République. Une fois diplômés et embauchés, peu restent effectivement dans ces quartiers sensibles.
Mais en lieu et place de ces trajectoires positives qui étaient valorisables, l’échec des politiques dans le traitement du problème délinquant dans les banlieues a contribué à la construction de représentations négatives sur les immigrés par une partie des Français.

Quand on observe des phases d’ascension sociale dans les quartiers de la politique de la ville, alors qu’ailleurs les classes populaires sont en phase de « descension sociale », c’est pourtant la preuve que les fonctionnaires en charge de la politique de la ville ont assuré ! Mais tant qu’il n’y aura pas eu de changement de regard, la politique de la ville ne pourra pas être reconnue pour ce qu’elle est : une grande réussite.

Il n’est pas courant de retrouver ce type de discours dans la bouche d’un élu local…

Sur le terrain, le séparatisme est déjà tel que les maires sont généralement dans une gestion plutôt communautaire des habitants de leurs territoires. Sans communiquer dessus pour autant, puisque la République française ne reconnait pas l’appartenance ethnique ou culturelle des citoyens… Mais la « mixité sociale » est un élément de langage que l’on ne retrouve plus que dans les beaux discours bienveillants sur le vivre-ensemble !

Ces non-dits ont pourtant des conséquences : densifier la ville pour soi-disant « lutter contre l’étalement urbain » n’aura aucun effet tant que des gens refuseront de vivre à proximité d’autres gens.

Moi aussi, j’aimerais croire que les Français ne vivent plus séparés et vivent tous comme dans une publicité pour la marque Benetton. Mais cela fait trente ans qu’on nous endort en nous racontant cette belle histoire…

La prochaine création d’un commissariat général à l’Egalité des territoires (CGET) et l’élargissement annoncé de la géographie prioritaire de la politique de la ville aux territoires périurbains et ruraux ne marquent-ils pas un changement de philosophie ?

Quelques politiques publiques semblent en effet sur le point de s’engager sur des territoires jusqu’alors invisibles, où vivent pourtant 85% des ménages pauvres.

Je crains cependant que ces avancées ne résultent pas d’un véritable changement de logiciel des élites françaises mais qu’elles leur ont été imposées par le réel : le CGET ou la réforme de la géographie prioritaire sont de simples réponses formulées par des agences de communication à la montée des comportements contestataires (abstention, FN, euroscepticisme).

La concentration des crédits de la politique de la ville sur les banlieues n’est plus tenable, quand les habitants des campagnes émargent, eux aussi, à 500 euros par mois. Non pas que la situation sociale se soit subitement dégradée à Auch ou à Guéret, mais il est simplement devenu impossible, au vu de la montée du Front national dans ces territoires périurbains et ruraux, d’agir comme avant.

Existe-t-il une alternative crédible au modèle métropolitain ?

Il semble désormais qu’il n’y aura pas de Grand Soir (disparition des communes dans l’intercommunalité ou suppression des départements au profit des régions) et que consigne ait été donnée de tenir compte des contextes locaux. Dans la loi métropoles, il aurait été pertinent que la région Ile-de-France pilote le Grand Paris… En revanche, il apparaît logique que le Grand Lyon absorbe sur son territoire les compétences du département du Rhône…

Plus globalement, l’Etat semble avoir compris que les départements gèreront par exemple mille fois mieux le vieillissement de la population que les régions, qui d’ailleurs ne souhaitent, pour la plupart, pas hériter de cette compétence.

C’est la reconnaissance qu’il n’y a pas de modèle territorial absolu, tant les logiques diffèrent selon qu’on les envisage à partir de la question économique, sociale ou culturelle.
Dans le premier cas, l’injonction de dynamiser les métropoles pour en faire des territoires compétitifs paraît pertinente. Sur le plan social toutefois, la fracture entre France métropolitaine et périphérique inquiète. Enfin, d’un point de vue culturel et identitaire, la mondialisation et son corollaire du multiculturalisme interroge jusqu’aux motivations des votes des classes populaires…

Pour autant, est-il possible d’imaginer un modèle conciliant compétitivité induite par le contexte mondial et difficultés de la « France périphérique » ?

L’enjeu des années à venir sera de penser sur le plan local des modèles économiques alternatifs pour la France périphérique. Si les élus souhaitent éviter une réforme territoriale imposée par le haut, ils doivent au préalable – pour reprendre les notions de géopolitique locale de Béatrice Giblin – accepter la notion de conflit et ne plus hésiter à cliver.

Le conflit, c’est la démocratie : une société sans conflits, comme elle est présentée aujourd’hui malgré la montée de nouvelles dissensions, permet d’entretenir efficacement le mythe d’une mondialisation bénéficiaire à tous. Le risque de se contenter d’un débat consensuel, c’est que c’est, en règle générale, toujours le plus fort qui l’emporte sur le faible.

La France périphérique doit se placer dans une logique d’affrontement politique afin de proposer un contre-modèle, comme celui des « Nouvelles ruralités. » Ce qui ne veut pas dire, pour autant, qu’il faille interdire les métropoles.

Cela peut-il avoir un impact sur les clivages traditionnels ?

Une nouvelle carte politique est déjà en train de se structurer autour de cette fracture entre France métropolitaine et France périphérique, selon la logique ouverture/fermeture ou libertés/protections.

Les grandes métropoles sont l’apanage de la gauche « sociétale » (le PS et Europe Ecologie-Les Verts) voire de la droite centriste, tandis que la contestation grimpe au fur et à mesure qu’on s’écarte de ces espaces centraux et que l’on se rapproche de petites villes précarisées, et cela en Rhône-Alpes comme en région parisienne ou dans le Nord.
Cette fracture se retrouvera bientôt au cœur des partis politiques et ne relèvera plus du débat gauche/droite.

De quelle manière ?

Les présidents socialistes des régions Ile-de-France et Rhône-Alpes, Jean-Paul Huchon et Jean-Jack Queyranne, pensent déjà différemment des maires PS métropolitains de Paris et de Lyon, Bertrand Delanoë et Gérard Collomb. Des clivages importants apparaîtront aussi, à l’UMP, entre Alain Juppé à Bordeaux et le maire de Puy-en-Velay Laurent Wauquiez.

Si cela demeure embryonnaire sur un plan politique et institutionnel, il faut se préparer à une refondation totale qui fasse exploser les clivages existants. Les élus ruraux réfléchissent déjà sur des logiques qui sont tout sauf partisanes.

Quelle est l’expression ultime de ce nouveau clivage ?

Ce qui se passe en Bretagne autour du mouvement des « bonnets rouges », en dehors de la récupération politique dont il a fait l’objet, est très intéressant. Ces manifestations radicales se doublent d’une montée de l’abstention et du Front national, dans des territoires autrefois allergiques aux Le Pen.

C’est la preuve qu’un discours anti-mondialisation est capable de séduire des gens ayant fait le constat par eux-mêmes qu’elle les avait en effet précarisés.

A ce titre, il est particulièrement frappant de constater que la manifestation commune des ouvriers licenciés et des petits patrons est partie de petites villes et de zones rurales, et non de Nantes ou de Rennes…

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