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Leur production se retrouve au rayon des surgelés européens ou américains. Mais, dans nombre de fermes piscicoles, les normes sanitaires sont moins respectées que celles du rendement… Plongée dans un monde opaque qui n’hésite pas à frauder.

D’emblée, Steven avait prévenu son prétendu client : son usine n’a pas reçu la licence CIQ, du nom de l’Administration chinoise du contrôle de la qualité, de l’inspection et de la quarantaine. En principe obligatoire, ce certificat représente la garantie par les services de l’hygiène de Pékin qu’un producteur respecte bien les normes en vigueur pour l’exportation vers l’Union européenne.

L’entreprise Hi-Taste (“goût exquis”) n’a jamais obtenu le sésame. Qu’à cela ne tienne…

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“Franchement, assure Steven, il ne faut pas s’inquiéter pour ça.

” Il suffira d’utiliser les documents d’une autre usine dont il connaît bien le gérant : “Nous vendrons sous leur nom, explique Steven. Au début, je sais, cela étonne. Mais tous les clients finissent par comprendre.”

Si l’opération tourne mal et que les douanes du port européen détectent un produit chimique illégal, par exemple, il suffira de montrer aux agents les papiers de l’usine prête-nom.

Le manager de Hi-Taste a déjà eu recours à cette combine pour expédier des conteneurs vers l’Espagne. Ce que confirme volontiers Simon, l’un des patrons de Kelong, l’usine complaisante que Steven se propose de solliciter en échange d’une commission : ce mode opératoire a aussi été utilisé il y a quelques mois par une entreprise française, assure-t-il. Mais il refuse de donner son nom.

Une fois précisée cette formalité à propos de laquelle “il n’y a vraiment pas à s’en faire”, Steven, assis dans son bureau orné d’un portrait de Mao, prodigue ses conseils en affaires. A son avis, puisque l’économie marque le pas en France, le plus judicieux serait de se lancer dans le trading vers l’Afrique. C’est en direction de ce continent que partent les filets de poisson les moins beaux, parfois cassés ou un peu marron. “C’est plus simple, ajoute Steven. En Afrique, personne ne contrôle.”

Dans le sud-est de la Chine, dans la très industrielle province du Guangdong, la ville de Zhanjiang est désormais la capitale planétaire de deux marchés mondialisés – la crevette et un poisson, le tilapia. Ici, les producteurs proposent des filets de toutes tailles, avec tous les niveaux de glaçage d’eau possibles : une fine couche d’eau glacée entoure les filets achetés au rayon surgelé afin d’éviter que le froid ne brûle le produit. Selon les demandes des marques, 10, 20 ou 30 % du poids total du filet peut donc être de l’eau glacée. En fonction des exigences des douaniers de chacun des pays du monde et selon les besoins des négociants, toutes les pratiques ont cours. Qu’elles soient légales ou non.

L’espèce se reproduit sans peine

Ici, à Zhanjiang, les industriels de la filière piscicole se sont pris d’amour pour un poisson en particulier, le tilapia. En octobre 2010, une spécialiste de l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture constatait dans une note de recherche que la production mondiale de ce poisson avait explosé depuis deux décennies, passant de 830 000 tonnes en 1990 à 1,6 million en 1999 et à 3,5 millions en 2008, avant d’enregistrer une légère décélération. La République populaire demeure de très loin le premier fournisseur de la planète et ses fermes d’élevage assurent à elles seules la moitié de la production mondiale. Une part d’autant plus remarquable que le tilapia, originaire d’Afrique, n’a été introduit qu’en 1978 en Chine, dans la province centrale du Hubei.

Dans les usines, il est courant de se procurer la marchandise dans des fermes qui n’ont pas les licences requises.

Depuis, la hausse de la demande internationale a poussé les fermiers du Guangdong à franchir le pas. Car le tilapia a toutes les qualités : il grandit vite, tombe peu malade, se reproduit sans peine, offre de forts rendements.

Le tilapia est devenu le troisième poisson d’élevage le plus populaire de la planète, après la carpe et le saumon. On le trouve en filets dans tous les supermarchés d’Amérique du Nord et d’Europe, lorsqu’il n’est pas utilisé comme matière première dans les plats surgelés.

Bref, tout le monde apprécie ce poisson d’eau douce… sauf, précisément, les habitants de la région qui s’étend de Zhanjiang à Maoming, dans le Sud-Est chinois, d’où ont surgi des dizaines d’usines et un nombre incalculable de petits éleveurs. La raison en est simple : dans ce secteur proche de la mer de Chine méridionale, les habitants trouvent que cette espèce d’eau douce, qu’ils élèvent, n’a pas de goût.

“Le poisson d’eau de mer a bien plus de saveur”, affirme Li Jie, l’air amusé, un producteur dont les bassins sont situés à proximité de la zone urbaine de Zhanjiang. Son élevage de tilapias rapporte entre 2 000 et 3 000 yuans par mois (entre 250 et 370 euros) à ce père de trois enfants – tout juste de quoi couvrir les besoins essentiels de la famille, mais pas assez pour vivre dans l’aisance. Voilà pourquoi, sans doute, près de 30 % des éleveurs piscicoles des environs de Zhanjiang ont changé d’activité ces deux à trois dernières années. “Certains parlent des aléas de la météo, explique Li Jie.

Mais la raison principale est ailleurs :

les usines nous achètent le poisson à un prix trop faible. Les patrons nous disent qu’ils n’ont pas le choix s’ils veulent conserver leurs clients à l’export.” C’est ça aussi, la mondialisation.

La moitié de la production mondiale de tilapia est basée en Chine, car les producteurs de ce pays ont accepté de rogner sur les prix.

A la pression sur les marges s’ajoute le manque de formation des patrons de petites fermes piscicoles. Li Jie le reconnaît : “La plupart ont une faible connaissance de la science de l’élevage, ils ne savent pas qu’il faut davantage oxygéner l’eau l’été, par exemple. Personne ne les conseille, alors les pertes grimpent.” Dans le même temps, les prix des granulés d’alimentation pour ses tilapias n’en finissent pas d’augmenter : ils atteignent l’équivalent de 14 à 16 euros les 25 kilos selon la qualité. Au cours de la dernière année, explique Li Jie, la nourriture des poissons a coûté environ 21 000 euros, auxquels s’ajoutent les salaires et la location du terrain. “Les affaires ne sont pas bonnes”, dit-il.

Nombre d’usines et de petites fermes piscicoles de Zhanjiang abandonnent, mais d’autres ont ouvert ailleurs, notamment sur l’île voisine de Hainan, moins développée. Là-bas, explique Lau Jamark, un commercial de Joinwealth, la licence CIQ, destinée à rassurer les douaniers européens, s’obtient en vingt-cinq jours. Il faut patienter une quarantaine de jours pour obtenir une certification dans la région de Zhanjiang.

Un futur tilapia plus performant…

Le gouvernement chinois est sensible aux difficultés des éleveurs, qui se plaignent d’être écrasés par le marché. Dans la province du Guangxi, une “équipe d’innovation pour le tilapia”, financée par l’Etat, aurait créé une nouvelle espèce, le “Baigui no 1”, capable d’atteindre un bon poids – et un prix correct – en deux mois à peine.

En attendant la commercialisation de ce prodige, les producteurs subissent les pressions économiques de leurs clients, occidentaux en particulier. L’usine Joinwealth a parfois travaillé avec la Fishin’ Company, fournisseur de Walmart, la chaîne américaine de supermarchés discount, mais ses patrons ont dû attendre trois mois, après l’envoi de la commande, pour être enfin payés. Cette entreprise, basée à Seattle, a même essayé de convaincre son fournisseur de récupérer une partie de sa commande déjà livrée outre-Pacifique, après avoir constaté un trop-plein de ses stocks, ce qui ne facilite pas la tâche pour les usines chinoises.

Cette pression incessante sur les prix a un impact sur la qualité.

Certains éleveurs sont tentés de donner davantage d’antibiotiques aux poissons, car ils craignent de gagner trop peu.

Steven, le manager de Hi-Taste, explique que les petits exploitants de fermes piscicoles sont très malins dans ce domaine : “Si on leur donne une nouvelle liste de produits chimiques interdits sur les marchés à l’export, ils vont immédiatement utiliser autre chose.”

Quant à Li Jie, l’éleveur, il rogne sur les frais de nourriture des poissons : à proximité de ses bassins, il a créé une porcherie, de sorte que les excréments de ses cochons sont déversés dans le bassin des tilapias,

même s’il prend soin de préciser qu’il ne s’agit là que d’une portion de leur régime alimentaire. Agé de 31 ans, dont sept dans le métier, l’éleveur ignore dans quels pays partent ses poissons une fois coupés en filets et surgelés. De fait, la traçabilité est inexistante jusqu’au bassin d’élevage : un intermédiaire vient simplement relever la production de son bassin, la paie au prix du marché, puis la livre aux usines de la région, qui se chargent de l’expédition sans distinguer entre les éleveurs.

A l’usine Kelong, Simon s’appuie sur un réseau d’une vingtaine de producteurs environ, dont il assure qu’ils ont tous fait l’objet d’une inspection des services de l’hygiène chinois, mais l’irrégularité des commandes est telle qu’il se fournit parfois ailleurs. Si l’un de ses gros clients, tel Beaver Street Fisheries, un fournisseur de Walmart, lui passe une commande de 10 à 15 conteneurs, à honorer en quelques semaines, il est bien obligé de se procurer la marchandise dans d’autres fermes, qui n’ont pas les licences requises. Kelong travaille aussi pour Froconsur, un agent néerlandais qui vend par conteneurs à des clients européens.

Les normes de l’UE divergent parfois de celles du marché américain. Le traitement au monoxyde de carbone, par exemple, est interdit dans l’Union européenne… mais presque systématiquement exigé par les distributeurs américains.

Ce procédé permet au filet de tilapia de conserver longtemps sa couleur initiale ; il en améliore l’aspect extérieur, mais réduit d’autant l’alerte naturelle que constitue, pour le consommateur, le changement de teinte d’un filet de poisson au réfrigérateur.

Li Jie a créé une porcherie, de sorte que les excréments de ses cochons sont déversés dans le bassin des poissons

A l’usine Go-Harvest, la directrice commerciale, Lucy Zhong, explique qu’elle tient à sa licence d’exportation vers l’UE, obtenue au prix d’investissements et d’efforts sur le plan de l’hygiène considérables :

“Certains de mes concurrents acceptent d’appliquer un traitement au monoxyde de carbone sans le marquer sur le papier,

mais, si le conteneur est inspecté à l’arrivée sur le marché européen et que vos douaniers s’aperçoivent de quelque chose, ce sera déclaré à la Chine et je peux perdre ma licence CIQ. C’est un risque que je ne veux pas prendre.”

Tout au plus reconnaît-elle que les poissons sont plongés dans une eau à laquelle est ajouté un anesthésiant chimique durant le transport entre les fermes et l’usine.

Un procédé habituel qui permet d’éviter que les poissons, entassés en grandes quantités durant le transit, ne se tuent ou n’aient la peau abîmée.

Un truc pour franchir la douane

Les normes européennes amusent beaucoup Steven.

Dans son bureau de l’usine Hi-Taste, il prend à témoin le visiteur : “Pour obtenir la fameuse licence, il faudrait que le lieu de production soit à plus de 50 mètres des dortoirs des ouvriers. Totalement irréaliste !” Ici aussi, un carton de la Fishin’ Company, posé sur la table, confirme qu’une bonne partie de la production finira dans les supermarchés Walmart. A la fin de la conversation, alors qu’il fait découvrir son usine, Steven précise qu’il n’est pas nécessaire de changer ses chaussures car les employés sont en pause déjeuner.

D’ailleurs, un rinçage à l’eau est effectué chaque jour. La demande de tilapia est telle qu’il va ouvrir une deuxième ligne de production, explique-t-il. Les machines sont déjà en place. Liaquath Ali Khan, un ressortissant indien, sert d’intermédiaire avec les grands distributeurs.

Ses deux principaux clients sont Walmart et Aldi, confie cet homme originaire d’Hyderabad, qui se targue d’avoir développé un truc pour franchir la douane aux Etats-Unis:

les sept premiers conteneurs feront l’objet d’une inspection rigoureuse, mais, s’ils parviennent à passer, le contenu des 10 à 15 suivants ne sera sans doute pas analysé. Le tour est joué.

“Ce sont des problèmes de gouvernements”, renchérit Steven. Son objectif est de les surmonter afin de résoudre une équation plus fondamentale : produire à un prix satisfaisant pour le client étranger. D’ailleurs, les bassins de taille réglementaire, dont dispose son entreprise, sont uniquement destinés à satisfaire les exigences des inspecteurs : “95 % du poisson vient des fermes et, à vrai dire, les fermiers sont au-delà de notre contrôle.”

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