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Nous sommes maintenant à la fin du moyen-âge, dans la période qui s’étend approximativement de 1170 à 1310, soit juste avant le début de la Guerre de Cent Ans. Cette période musicale est appelée ars antiqua.

La première chose qui frappera notre oreille dans notre extrait du jour est la présence de plusieurs voix. C’est à dire tout simplement qu’on entend non plus une, mais plusieurs notes en même temps. Nous sommes passé de la « monodie » à la « polyphonie ».

Même si la polyphonie est apparue avant, peut-être au IXe siècle, c’est avec l’École Notre Dame, emblématique de l’ars antiqua qu’elle va prendre son essor à Paris.

La quasi totalité des compositeurs de cette École Notre Dame est tombée dans l’oubli. Leur noms, en tout cas, ne sont plus connus. Restent certaines de leurs œuvres. Deux d’entre eux cependant ont laissé une trace: Leonin et Perotin.

Pourquoi « Notre Dame »? Tout simplement parce que les créations les plus innovantes et belles de l’époque sont jouées ici, en la Cathédrale, et composées à Paris. Outre la polyphonie, c’est la pulsation régulière, la notion de rythme, qui, bien qu’existant depuis longtemps dans la musique des troubadours et des trouvères, fait son apparition dans la musique écrite, donc, à l’époque, religieuse. En effet, le fait de chanter ensemble des notes différentes implique d’être plus précis rythmiquement.

La notation a peu changé depuis le grégorien, mais nous observons l’apparition de valeurs de durée (rythmes), bien que rares. Il s’agit principalement de petites queues partant en descendant vers la droite (ancêtre de la noire pointée) ou vers la gauche (ancêtre de la noire). Et quand le rythme n’est pas indiqué, ou ambigu dans la notation, comment fait-on pour savoir sur quel rythme chanter ?

Modes rythmiques, que voici:

Pas de panique! L veut dire « longue », et B, « brève ». C’est simple, en gros, il n’y a que deux valeurs rythmiques: soit la note est courte, soit elle est longue. Que les spécialistes me pardonnent ces nécessaires imprécisions… Quand on est dans un mode rythmique donné, sauf pour les fins de phrases, on respecte en général toujours le même schéma. A l’intérieur d’une pièce, par contre, le mode rythmique peut changer plusieurs fois. C’est ce que nous verrons.

Les musiciens auront noté qu’on est toujours en « ternaire », le chiffre 3 représentant la Sainte Trinité. Peut-être aussi pour faire contraste avec la musique populaire, très souvent binaire. Pour les non-musiciens: le ternaire est le fait qu’une pulsation se divise en 3 et pas en 2.

Pardonnez-moi tous ces détails indigestes, mais ils seront très utiles pour la suite de notre voyage musical…

A droite, vous pouvez voir la notation ancienne. Vous vous rappelez le chant grégorien de la semaine dernière. C’est presque la même notation: des neumes. Regardez attentivement: pour les modes 1 et 2, on commence par deux choses différentes. Regardons le deuxième signe de ces modes 1 et 2, dans la colonne de droite.

Il s’agit de l’assemblage d’une note avec une queue, et d’une note carrée, vous me suivez? Eh bien dans le cas du mode 1, il s’agira de « longue/brève », et dans le cas du mode 2, de « brève/longue », alors qu’il s’agit du même signe!

Conclusion: ça n’est pas uniquement la notation qui détermine la valeur rythmique des notes, mais le mode rythmique. Une spécificité de l’époque qui rend la musique assez difficile à lire. D’ailleurs, si vous écoutez plusieurs interprétations de l’œuvre, vous serez surpris par les différences, parfois même, les différents interprètes et même musicologues ne sont pas d’accord sur le mode rythmique d’une pièce.

Et vous rappelez-vous de l’histoire des modes mélodiques, dont je vous avais parlé la dernière fois?

Ils sont toujours d’ « actualité », et cohabitent avec les modes rythmiques.

Dernière explication que je vous devais: pourquoi certaines notes sont-elles attachées entre elles et d’autres pas? Le plus souvent, pour regrouper les notes qui appartiennent à la même pulsation. Dans le grégorien, ou il n’y avait pas encore de pulsation à proprement parler, ces « ligatures » indiquent qu’en chantant, on ne doit pas séparer deux notes, mais les « lier ».

Bien! Vous voilà prêts à aborder la pièce du jour.

Il s’agit d’une pièce de Pérotin, dit Pérotin le Grand. Il vécut entre la fin du XIIe et le début du XIIIe siècle. Son titre est Sederunt Principes. Le texte est extrait du graduel pour la Saint Etienne. Elle clôt ce chant.

Cette pièce à quatre voix est déjà écrite dans le style de l’ « organum », dont nous parlerons ultérieurement.

En voici le texte:

Sederunt principes,et adversum me loquebantur; et iniqui persecuti sunt me; adjuva me, Domine Deus meus, quia servus tuus exercebatur in tuis justificationibus. Ps. Beati immaculati in via, qui ambulant in lege Domini.

Les princes se sont assis et ont médit de moi, et ont parlé contre moi; et les pécheurs m’ont persécuté. Aide moi, ô mon Dieu, car Ton Serviteur a respecté Tes commandements. Bénis soient ceux qui marchent dans les pas du Seigneur.

Bonne nouvelle pour ceux qui lisent la musique: c’est transcrit en notation moderne!

A partir de la deuxième mesure, regardez bien les liaisons, ces petites accolades au dessus des notes. Elles indiquent le mode rythmique. Reportez-vous à notre liste: vous reconnaissez le mode numéro 4, n’est-ce pas?

Ensuite, le mode rythmique va changer plusieurs fois au cours de la pièce. Les modes 4 et 2 vont alterner, principalement.

Quid du mode mélodique, à présent?

Regardez la voix la plus grave, au début de la pièce. Un ré résonne comme un bourdon, en continu. Ces longues notes tenues à la basse constituent ce que l’on appelle le Cantus Firmus, ou « chant ferme ». Revenons à notre ré: il s’agit de notre première note du mode. On entend clairement que tout « repose » sur cette note.

Qu’est ce que le mode de ré? Prenez un piano, et jouez toutes les notes blanches entre un ré et un autre ré. Vous avez le mode de ré, un mode mineur (les deux premiers intervalles du mode comportent un ½ ton), dont la caractéristique principale est de posséder une 6e note « haute » (le si bécarre). Les plus fins limiers me demanderont « Mais la semaine dernière, on avait aussi joué sur les notes blanches du piano, et c’était le mode de sol ».

Très juste, mais précisément, à l’époque, tout est fonction des notes sur lesquelles on insiste, sur lesquelles on se « repose », la note sur laquelle on finit une section, également, nous renseigne, comme dans le grégorien, d’ailleurs. Ce bourdon de ré, dès le début de la pièce, nous indique clairement la note qui doit être considérée comme la première du mode, le fondement, si vous voulez. Et ici, c’est un ré.

Maintenant, écoutez à partir de 3’42. L’atmosphère a changé, n’est-ce pas? Le « bourdon » est devenu un fa, et de fait, on sent bien que la note fondamentale, la « finale » du mode a changé elle aussi. Nous sommes passé en mode de fa. Un mode majeur (les deux premiers intervalles du mode ne comportent pas de ½ ton, mais deux tons entiers), qui a la particularité de commencer, si l’on prend ses premières notes, par trois tons entiers: fa/sol, sol/la et la/si, un « triton mélodique» (rien à voir avec l’animal).

Cette pièce est intéressante, car elle montre bien le caractère « charnière » de l’époque, entre grégorien et polyphonie. Écoutez aussi à quel point chaque syllabe du texte est étirée, parfois plus d’une minute par syllabe! Du coup, chaque changement de voyelle donne un changement de couleur de la musique, auquel le compositeur répond par un changement de note de basse, ou même de mode. Les deux ne vont pas systématiquement de pair, mais l’explication dépasserait le cadre de cette chronique.

– Première section sur « bourdon », ou note tenue à la voix la plus grave (teneur). La note de basse change, comme a 2’05, vous entendez l’ « ambiance » changer, n’est-ce pas? Nous sommes passés en mode de sol, brièvement. Souvenez-vous, le mode du « veni creator »…

A 2’49, mode de fa.

– Deuxième section à 3’03, on reste en mode de fa: un passage de style grégorien! Pourquoi? Parce que c’est beau, mais aussi pour dire le texte. Vous avez observé comme moi que jusqu’à présent, nous avons surtout entendu des vocalises. Ce passage en grégorien, est l’ancêtre du récitatif qu’on entendra, par exemple, dans les opéras de Mozart, les Passions de Bach et que Wagner viendra bousculer avec sa « mélodie continue », mais revenons à nos moutons!

– Troisième section: à 3’46, retour de la polyphonie, toujours en mode de fa. Vous pouvez entendre la couleur très caractéristique de ce mode, due au si bécarre. En fa majeur moderne, nous aurions un si bémol (pour les musiciens).

Et le mode rythmique, au fait? Jusqu à 4’29, Pérotin utilise principalement le cinquième mode, dit « spondaïque »: longue, longue, longue, longue, etc. Vous commencez à y voir plus clair? Ensuite, plutôt le mode 1. Notez le peu d’indépendance entre les voix au niveau rythmique.

8’38, la voix la plus grave « se réveille » . Elle quitte ces très longues notes tenues pour adopter le mode spondaïque, alors que les autres voix sont principalement en mode trochaïque, donc plus agitées.

9’37, voici une sous- section plus verticale, c’est à dire « syllabique », ou encore une partie ou toutes les voix en même temps disent du texte. Puis on retourne brièvement aux vocalises.

– Quatrième section: à 10’16, on entre dans la dernière sections, avec deux passages grégorien.

Cette dernière section, en mode de ré, se caractérise par l ’emploi du mode rythmique 6 aux trois voix supérieures. De 11’04 à 11’06 (je sais, c’est court)), écoutez la manière dont se termine la section. Ne cherchez pas à comprendre, sauf les plus curieux, mais sachez que l’on appelle cela « cadence à double sensible ». C’est très caractéristique de l’époque. Nous y reviendrons plus tard. Pour l’instant, imprégnez-vous seulement de cette belle sonorité.

A 11’07, donc, on finit en mode de fa. Puis, un dernier petit passage grégorien nous amène sur une conclusion également en mode de fa.

Mon découpage est personnel, et forcément arbitraire. Mais mon but est de vous faire prendre conscience des différents types d’écriture selon les sections, de l’écriture en sections, précisément, de l’utilisation changeante des modes mélodiques et rythmiques, de l’importance de la vocalisation presque interminable de certaines voyelles, et surtout de l’interpénétration entre le grégorien et la polyphonie.

Je laisse la question de l’harmonie, terme d’ailleurs encore anachronique, en suspens. C’est à dire « quelles combinaisons de sons forment ces sons chantés en même temps? » et « comment ces différentes combinaisons s’enchaînent-elles? ». Nous avons déjà effleuré le sujet avec notre « cadence à double sensible », n’est-ce pas?

Bonne semaine!

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