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Elles forment les cicatrices de la crise marquant le sol de l’Europe: des rangées de logements vides, construits à toute vitesse à l’époque où les banques prêtaient les yeux fermés, et qui, une fois la bulle éclatée, n’ont jamais trouvé preneur. En Irlande, la presse les appelle des « ghost estates », ces lotissements fantômes en banlieue de Dublin, à peine érigés, déjà bons à la casse.

Dans la ville nouvelle de Seseña

L’Espagne est sans doute le pays le plus touché par le phénomène. Environ 15 % de son parc immobilier est aujourd’hui inhabité – de quoi loger 3,5 millions de personnes. L’énormité de la bulle immobilière s’étant conjuguée, dans les années 2000, avec des pratiques de corruption entre promoteurs immobiliers et élus locaux, ce sont carrément des pans de ville entiers qui ont été construits en dépit de toute logique – sinon celle d’offrir toujours plus de chantiers aux fleurons nationaux du BTP.

Dans Projet El Pocero, Anthony Poiraudeau déambule dans la ville fantôme la plus connue d’Espagne, à une quarantaine de kilomètres au sud de Madrid, dans la province de Tolède. À partir de 2003, la commune de Seseña a vu se construire, sur ses terrains les plus arides, un parc résidentiel gigantesque, censé accueillir 40 000 nouveaux habitants.

Mais le chantier s’est arrêté net cinq ans plus tard, crise oblige. Quelque 5 500 logements ont finalement été terminés. À peine 3.000 personnes y habitent aujourd’hui – environ 20 % des capacités.

Dès les premiers craquements de la bulle immobilière, beaucoup de journalistes espagnols s’y sont précipités. Seseña et son extension déserte d’El Quiñon devenaient l’un des symboles les plus aberrants de l’effondrement d’un pays. Quatre ans plus tard, la publication du livre d’Anthony Poiraudeau n’est pas une redite améliorée des coupures de presse de l’époque.

L’auteur retranscrit l’expérience d’une déambulation, deux jours durant, sans parler un mot d’espagnol, parmi les restes de ce qui fut un « furieux déferlement de béton ».

Une déambulation, et surtout pas une flânerie, tant cette dernière, à El Quiñon, semble condamnée. Tout est fait pour « dissuader quiconque d’utiliser les rues autrement que comme de purs canaux de circulation ». « Les trajets doivent atteindre une efficacité optimale, dont la réussite n’admet ni l’arrêt avant destination, ni le détour », écrit Poiraudeau.

Il arpente les rues El Greco et Leonard de Vinci, artères d’une ville sans Histoire – et qui n’en aura jamais –, dresse l’inventaire des trois uniques types de bâtiments érigés (les tours, les barres et les lotissements en « U ») et parcourt le parc de la ville, désert lui aussi, avec son plan d’eau (baptisé « le lac », par les promoteurs immobiliers) et son imitation d’arc de triomphe, aux allures tellement classiques qu’il frôle la parodie. « On a compté sur le désenchantement, la distraction ou l’indifférence des usagers, leur naïveté peut-être. »

C’est un paysage d’après la catastrophe, un « angle mort » inquiétant, bref un objet théorique absolu, qui renvoie le visiteur à cet éternel balancement : « Bien qu’inachevé, ici, tout est fini et les parcelles qui attendent d’être comblées d’édifices n’attendent plus. »

Poiraudeau reprend l’expression de « ruines à l’envers », inventée par l’artiste américain Robert Smithson pour mieux évoquer le « désastre » devant lui, et tester une hypothèse presque émouvante : les immeubles déserts et pharaoniques seraient « les négatifs du Machu Picchu, de Pompéi ou du sanctuaire de Delphes ».

« L’antiquité d’El Quiñon à laquelle on accède ici n’a pas plus de quelques années. Son épaisseur est celle des millénaires à venir, irrémédiablement empêchés, composant le futur que la ville s’était promis, et qu’elle n’a fait que vernir d’un passé factice. »

Au détour d’un autre chapitre, l’auteur rappelle que ces terres servirent de champ de bataille, en octobre 1936, entre nationalistes et républicains, dans la foulée de la bataille de Tolède (belle idée, tant la crise espagnole d’aujourd’hui tire ses racines de traumas mémoriels compliqués et d’une transition post-franquiste douloureuse).

De manière plus attendue, il reconstitue la vie rocambolesque du « pocero », l’homme mégalo qui donne son nom au titre du livre.

Héros en puissance d’un roman d’apprentissage encore à écrire, Francisco Hernando est un promoteur immobilier ayant commencé comme égoutier (« pocero ») sous le franquisme, devenu l’un des hommes les plus riches d’Espagne. Il imagina, au début des années 2000, le projet d’El Quiñon comme l’aboutissement de sa vie.

« Puisqu’il est à la fois roi et bâtisseur, il est temps pour lui de bâtir une ville, qui sera un étendard à sa gloire, portera son nom et sera trop importante pour que puissent l’évacuer les déglutitions de l’Histoire. » En 2009, sentant le vent tourner, « Paco le pocero » quitte le navire et rejoint dans un cynisme absolu d’autres marchés plus juteux – direction la Guinée Équatoriale…

Projet El Pocero. Dans une ville fantôme de la crise espagnole, Anthony Poiraudeau. Éditions Inculte. 13,90 euros.

Mediapart

(Merci à Pierre)

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