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Par Julien Jauffret. Article publié dans l’hebdomadaire “Minute” du 26 décembre 2012, disponible en kiosque ou sur Internet. Au cœur du Système : l’obsolescence technique, symbolique ou programmée.
Le socialiste anglais William Morris (1834-1896) qualifiait l’époque issue de la révolution industrielle – la nôtre – d’« âge de l’ersatz ». Être socialiste alors n’avait évidemment pas grand-chose à voir avec les progressistes imbéciles qui, couchés à plat ventre devant le marché, se revendiquent aujourd’hui du socialisme, même lorsqu’ils dirigent le FMI ou l’Organisation mondiale du commerce !

Plusieurs dizaines de consommateurs étaient prêts à tout ou presque en juin dernier pour recevoir des bons d’achats remis aux premiers clients qui se présenteraient nus comme des vers à l’ouverture d’un supermarché du nord de l’Allemagne.

C’est parce qu’il était « vieux jeu et conservateur » que William Morris dénonçait une production industrielle façonnée par les impératifs d’un marché s’étendant sans cesse et détruisant tout sur son passage. Une chose hantait cet homme de l’ancien monde, amoureux de « la belle ouvrage » : la chute vertigineuse de la qualité des produits fabriqués par l’industrie à laquelle il assistait.

« Depuis que j’ai entendu parler de vin fabriqué sans jus de raisin, […] de couteaux dont la lame se tord ou casse dès que vous tentez de couper quelque chose de plus dur que le beurre, et de tant d’autres mirifiques prodiges du commerce actuel, je commence à me demander si la civilisation n’a pas atteint un point de falsification telle que son expansion ne mérite plus d’être soutenue », disait-il, lors de ses nombreuses conférences à travers l’Angleterre.

Depuis Morris, la falsification s’est généralisée à tous les aspects de la vie. Là où nos ancêtres conservaient certains objets usuels du berceau à la tombe, et sur plusieurs générations, nous les remplaçons des dizaines de fois dans notre vie (casseroles, habits, draps, meubles à présent…) quand nous n’utilisons pas carrément des objets jetables.
C’est l’immense mérite du dernier livre de Serge Latouche, Bon pour la casse (éd. Les Liens qui Libèrent) que de montrer que cette « obsolescence » des produits industriels, loin d’être accidentelle, est au contraire inhérente à notre système économique qui, sans elle, s’écroulerait.

Latouche rappelle qu’en 2001, eut lieu une fête à Livermore, Californie, afin de commémorer le centième anniversaire d’une ampoule à filament de carbone conçue par la Shelby Electric Company vers 1895 et qui éclairait sans discontinuer le hall d’une caserne de pompiers de la ville depuis 1901… Telles étaient les ampoules que l’on savait fabriquer au début du XXe siècle. Telles sont les ampoules que l’on saurait fa briquer aujourd’hui! Mais pour les fabricants, une telle longévité était tout simplement inacceptable.
Une fois les ménages équipés, ils n’avaient plus qu’à mettre la clef sous la porte. En décembre 1924, les principaux acteurs du marché se ré unirent donc à Genève pour débattre de la durée de vie des ampoules. L’objectif fut fixé à 1000 heures d’utilisation, ce qui est encore à peu près la durée de vie d’une ampoule en 2012.
Tout produit est aujourd’hui conçu pour avoir une durée de vie limitée et pour que la réparation coûte aussi cher que l’achat d’un produit à l’identique. Les fabricants de photocopieurs (photo en Une) installent ainsi une micro-puce dans leur machine afin que celle-ci se bloque au bout de 18000 copies… et nécessite le rachat d’une nouvelle photocopieuse. Le commerce dans son entier n’est devenu qu’un immense gangstérisme légal.
Latouche distingue trois types d’obsolescence : l’obsolescence technique qui est une perte de valeur d’un équipement du fait du progrès technique (une nouvelle version de téléphone portable rend le mien obsolète) ; l’obsolescence symbolique qui est le déclassement prématuré d’un objet du fait de la publicité et de la mode (ma tapisserie est en par fait état mais elle est ringarde, donc je la change); l’obsolescence programmée enfin, qui est l’introduction à dessein d’une défaillance dans un appareil pour que celui-ci vous lâche, généralement juste après la fin de la période de garantie.
Trois piliers : publicité, crédit, obsolescence programmée

Avec la publicité (deuxième budget mondial après l’armement avec plus de 1000 milliards de dollars annuels) et le crédit, l’obsolescence programmée est un des trois piliers du capitalisme. « La publicité crée le désir de consommer, le crédit en donne les moyens, l’obsolescence programmée en renouvelle la nécessité ». Supprimez l’un des trois éléments et tout s’écroule.
Il y a une croissance et une consommation qui répondent aux besoins d’une population et qui sont utiles et bénéfiques. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. « L’impératif de la consommation est devenu tellement puissant qu’il sape les intérêts de ceux-là même qu’il est censé servir. » Il faut consommer pour consommer, comme le cycliste condamné à pédaler pour ne pas tomber. « Il faut acheter pour combattre la récession », suggérait déjà à ses concitoyens le président Eisenhower dans les années cinquante. «Acheter quoi ? » lui demanda un jour un journaliste. « N’importe quoi ! » répondit le président.
Loin de vanter la sagesse traditionnelle de l’économat et de la frugalité, la société actuelle nous incite à bâfrer pour sa propre survie. Les périodes de « fête », qui ne sont plus que prétexte à une consommation hystérique, en sont l’illustration écœurante. Combien de « cadeaux » finiront à la poubelle dès le mois de janvier ? Peu importe, ça fait “tourner la machine”… Et tant pis si tout cela n’a plus aucun sens.
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Extraits de l’ouvrage de Serge Latouche : « Petit traité de la décroissance sereine ».
Trois ingrédients sont nécessaires pour que la société de consommation puisse poursuivre sa ronde diabolique : la publicité, qui crée le désir de consommer, le crédit, qui en donne les moyens, et l’obsolescence accélérée et programmée des produits, qui en renouvelle la nécessité.
«Toute l’activité des marchands et des publicitaires consiste à créer des besoins dans un monde qui croule sous les productions. Cela exige un taux de rotation et de consommation des produits de plus en plus rapide, donc une fabrication de déchets de plus en plus forte et une activité de traitement des déchets de plus en plus importante.» – Bernard Marise
Notre société a lié son destin à une organisation fondée sur l’accumulation illimitée. Ce système est condamné à la croissance. Dès que la croissance se ralentit ou s’arrête, c’est la crise, voire la panique. On retrouve le «Accumulez ! Accumulez ! C’est la loi et les prophètes ! » du vieux Marx. Cette nécessité fait de la croissance un «corset de fer. L’emploi, le paiement des retraites, le renouvellement des dépenses publiques (éducation, sécurité, justice, culture, transports, santé, etc.) supposent l’augmentation constante du produit intérieur brut (PIB). « Le seul antidote au chômage permanent, c’est la croissance », martèle Nicolas Baverez, «déclinologue» proche de Sarkozy, rejoint en cela par beaucoup d’altermondialistes. A la fin, le cercle vertueux devient un cycle infernal…
La vie du travailleur se réduit le plus souvent à celle d’un «biogisteur qui métabolise le salaire avec les marchandises et les marchandises avec le salaire, transitant de la fabrique à l’hypermarché et de l’hypermarché à la fabrique ».

Trois ingrédients sont nécessaires pour que la société de consommation puisse poursuivre sa ronde diabolique : la publicité, qui crée le désir de consommer, le crédit, qui en donne les moyens, et l’obsolescence accélérée et programmée des produits, qui en renouvelle la nécessité. Ces trois ressorts de la société de croissance sont de véritables «pousse-au-crime ».

La publicité nous fait désirer ce que nous n’avons pas et mépriser ce dont nous jouissons déjà.
Elle crée et recrée l’insatisfaction et la tension du désir frustré. D’après un sondage effectué auprès des présidents des plus grandes firmes américaines, 90% d’entre eux reconnaissent qu’il serait impossible de vendre un nouveau produit sans campagne publicitaire ; 85 % déclarent que la publicité persuade « fréquemment » les gens d’acheter des choses dont ils n’ont pas besoin; et 51% disent que la publicité persuade les gens d’acheter des choses qu’ils ne désirent pas vraiment. Oubliés les biens de première nécessité. De plus en plus, la demande ne porte plus sur des biens de grande utilité, mais sur des biens de haute futilité.
Élément essentiel du cercle vicieux et suicidaire de la croissance sans limite, la publicité, qui constitue le deuxième budget mondial après l’armement, est incroyablement vorace : 103 milliards d’euros aux États-Unis en 2003, I5 en France. En 2004, les entreprises françaises ont investi 31,2 milliards d’euros pour leur communication (soit 2% du PIB et 3 fois le déficit de la Sécurité sociale française l). Au total, pour l’ensemble du globe, plus de 500 milliards de dépenses annuelles. Montant colossal de pollution matérielle, visuelle, auditive, mentale et spirituelle!
Le système publicitaire « s’empare de la rue, envahit l’espace collectif – en le défigurant -, s’approprie tout ce qui a vocation publique, les routes, les villes, les moyens de transport, les gares, les stades, les plages, les fêtes ». Ce sont des émissions «saucissonnées », des enfants manipulés et perturbés (car les plus faibles sont les premiers visés), des forêts détruites (40 kg annuels de papier dans nos boîtes aux lettres). Et, au final, les consommateurs paient l’addition, soit 500 euros par an et par personne.
De son côté, l’usage de la monnaie et du crédit, nécessaire pour faire consommer ceux dont les revenus ne sont pas suffisants et pour permettre aux entrepreneurs d’investir sans disposer du capital nécessaire, est un puissant «dictateur» de croissance au Nord, mais aussi de façon plus destructrice et plus tragique au Sud.
Cette logique «diabolique» de l’argent qui réclame toujours plus d’argent n’est autre que celle du capital. On est face à ce que Giorgio Ruffolo appelle joliment le « terrorisme de l’intérêt composé ». Quel que soit le nom dont on l’affuble pour le légitimer, retour sur investissement (return on equity), valeur pour l’actionnaire, quel que soit le moyen de l’obtenir, en comprimant impitoyablement les coûts (cost killing, down sizing), en extorquant une législation abusive sur la propriété (brevets sur le vivant) ou en construisant un monopole (Microsoft), il s’agit toujours du profit, moteur de l’économie de marché et du capitalisme à travers ses diverses mutations.
Cette recherche du profit à tout prix se fait grâce à l’expansion de la production-consommation et à la compression des coûts. Les nouveaux héros de notre temps sont les cost killers, ces managers que les firmes transnationales s’arrachent à prix d’or, leur offrant des matelas de stock-options et des parachutes dorés. Formés le plus souvent dans les business schools, que l’on devrait plus justement appeler «écoles de la guerre économique », ces stratèges ont à cœur d’externaliser au maximum les charges pour en faire porter le poids à leurs employés, aux sous-traitants, aux pays du Sud, à leurs clients, aux États et aux services publics, aux générations futures, mais, par-dessus tout, à la nature, devenue à la fois pourvoyeuse de ressources et poubelle. Tout capitaliste, tout financier, mais aussi tout homo œconomicus (et nous le sommes tous), tend à devenir un «criminel» ordinaire plus ou moins complice de la banalité économique du mal.
Dès 1950, Victor Lebow, un analyste du marché américain, avait compris la logique consumériste. «Notre économie, immensément productive, écrivait-il, exige que nous fassions de la consommation notre style de vie […]. Nous avons besoin que nos objets se consomment, se brûlent et soient remplacés et jetés à un taux en augmentation continue»
Avec l’obsolescence programmée, la société de croissance possède l’arme absolue du consumérisme. Au terme de délais toujours plus brefs, les appareils et équipements, des lampes électriques aux paires de lunettes, tombent en panne par suite de la défaillance voulue d’un élément. Impossible de trouver une pièce de rechange ou un réparateur. Réussirait-on à mettre la main sur l’oiseau rare, qu’il coûterait plus cher de réparer que de racheter du neuf (celui-ci étant aujourd’hui fabriqué à prix cassé dans les bagues du Sud-Est asiatique).
C’est ainsi que des montagnes d’ordinateurs se retrouvent en compagnie de téléviseurs, de réfrigérateurs, de lave-vaisselle, de lecteurs de DVD et de téléphones portables à encombrer poubelles et décharges avec des risques de pollution divers : 150 millions d’ordinateurs sont transportés chaque armée dans des déchetteries du Tiers-monde (500 bateaux par mois vers le Nigeria !), alors qu’ils contiennent des métaux lourds et toxiques (mercure, nickel, cadmium, arsenic, plomb).
Ainsi sommes-nous devenus des « toxicodépendants » de la croissance. La toxicodépendance à la croissance n’est d’ailleurs pas qu’une métaphore. Elle est polymorphe. A la boulimie consommatrice des accrocs de supermarchés et de grands magasins répond le workaholism, l’addiction au travail des cadres, alimenté, le cas échéant, par une surconsommation d’antidépresseurs et même, selon des enquêtes anglaises, par la consommation de cocaïne pour les cadres supérieurs qui veulent « être à la hauteur ».
L’hyperconsommation de l’individu contemporain «turbo-consommateur» débouche sur un bonheur blessé ou paradoxal. Jamais les hommes n’ont atteint un tel degré de déréliction. L’industrie des «biens de consolation» tente en vain d’y remédier. Nous, Français, possédons, dans ce domaine, un triste record : nous avons acheté, en 2005, 41 millions de boîtes d’antidépresseurs. Sans entrer dans le détail de ces «maladies engendrées par l’homme», on ne peut que souscrire au diagnostic du professeur Belpomme : «La croissance est devenue le cancer de l’humanité. »
NovoPress

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