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Plongé depuis 2008 dans une crise profonde et sans issue visible, le Portugal connaît une vague d’émigration inédite depuis quarante ans. Un dixième de la population serait concerné.
L’humour est la politesse du désespoir. Les Portugais ne manquent ni de l’un, ni de l’autre. Pourtant, lorsque le Premier ministre de centre droit Pedro Passos Coelho leur a conseillé de “faire plus d’efforts” et de “quitter leur zone de confort en cherchant du travail ailleurs”, Sara Machado da Graça n’a pas ri. À ce souvenir, elle sert les dents et grogne. Les mots lui manquent pour exprimer sa colère. À cause de la crise, Sara doit quitter son pays.

Aujourd’hui, elle n’a plus le choix. Le 5 décembre, valise et gamin sous le bras, elle posera le pied à Macao, ancienne colonie portugaise, sans billet retour.

Une fête aux allures d’enterrement
Sur une photo prise le 15 septembre lors de la manifestation contre l’austérité, tout sourire, elle porte un casque de chantier coiffé d’un petit avion et du slogan “C’est vous qui devriez partir là où un éclair vous casserait en deux”. Sara a 40 ans, un regard franc et l’énergie du désespoir comme carburant. Sa “zone de confort” – si elle en a déjà eu une – s’est effondrée depuis des mois. Plus de boulot, plus d’argent. D’argent, elle n’en avait pas vraiment besoin avant la naissance de son fils Bilal, un an et demi.

Auparavant, Sara doit vider sa ferme, située à une heure de Lisbonne, vers Montemor-O-Novo, au nord de l’Alentejo, une région agricole de tradition communiste. Dans son salon, les pièges à mouches emprisonnent les insectes attirés par les vaches du voisin.
Sara organise une fête aux allures d’enterrement. C’est une vente aux enchères. Sur la table de la cuisine, Elsa, sa mère, a disposé gâteaux aux noix et tartes salées pour ses amis acheteurs-déménageurs potentiels. “Je ne suis pas à vendre”, lâche Elsa dans un sourire bravache qui cache mal l’infinie tristesse de voir partir sa fille unique et son petit-fils à plusieurs milliers de kilomètres.
Sur ses affaires, Sara scotche des étiquettes jaunes pour inscrire les enchères. De la boule à facettes au radiateur, tout doit disparaître. Sur certains objets, comme un tourne-disque ou un ventilateur vintage, on peut lire “À adopter”. Ceux-là, Sara compte bien les récupérer un jour.
Elle s’est donnée cinq ans, explique-t-elle, pour gagner l’argent qui donnera une bonne éducation à son fils. Une fois débarquée à Macao, Sara a trois mois pour signer un contrat de travail. C’est l’une des villes les plus riches du monde grâce à ses casinos – elle devance même Las Vegas. Sara est scénographe. “Mon plan, c’est de bosser dans les spectacles de casino, comme ceux proposés par le Cirque du Soleil”, précise-t-elle. En cas de coup dur, un ami épicier lui a promis des extras.
Sara a senti les premiers effets de la crise dès 2005. Le travail s’est fait de plus en plus rare, jusqu’à disparaître. Le système de protection des artistes, ubuesque au Portugal, ne l’a aidé en rien. Elle quitte la ville pour la campagne et ses 250 euros de loyer mensuel. Elle survit grâce à sa mère, retraitée de l’enseignement supérieur.
Née en Angola, Elsa est arrivée au Portugal au moment de l’indépendance. Le père de Sara goûtera trois mois aux geôles du dictateur Salazar après avoir été dénoncé pour ses opinions gauchistes. Sara se souvient des années 70, de ce jour où, petite fille, dans le train express Paris-Lisbonne, elle voyageait aux côtés des familles et des travailleurs portugais fuyant la dictature et la misère. Cette image surgie de l’enfance la trouble :
Notre génération a eu la chance de voyager, de choisir de travailler à l’étranger… Je n’avais jamais pensé à émigrer, pas de cette manière, en y étant forcée.
Son amie Marta, 40 ans, ne lui achètera rien, elle n’en a pas les moyens. Assise sur un pouf au milieu des objets, elle boit une bière, les yeux dans le vague. Elle aussi pense au départ. Marta est architecte, une profession frappée de plein fouet par l’effondrement du secteur de la construction. En avril, elle a quitté son cabinet après un désaccord avec son associé.
Depuis, elle n’a ni travaillé ni touché un centime. Elle vit grâce à l’argent de ses parents. Depuis 2008, nombre d’architectes et d’ingénieurs portugais partent au Brésil – JO et Mondial de foot boostent le secteur – et en Angola, où des quartiers entiers poussent comme des champignons. Sa capitale, Luanda, est l’une des villes les plus chères du monde.
Partir en Angola pour “faire du fric”
Contrairement au Brésil, qui attire aussi beaucoup d’artistes, on ne s’installe pas en Angola. On y signe un contrat de quelques mois ; on y “fait du fric”. Pedro Resende Leão, architecte lui aussi, s’enrichit mais ne sort pas de chez lui à cause de l’insécurité. On a proposé à Pedro Loureiro, photographe, un contrat de 6 000 euros par mois plus le voyage en avion, la voiture avec chauffeur-garde du corps et le logement. L’Angola, pays encore très inégalitaire et corrompu, a d’énormes ressources en matières premières, pétrole et diamant notamment. Une richesse qui lui permet de profiter des privatisations portugaises.
Il se dit au Portugal que l’ancien colonisé rachète le pays : Isabel dos Santos, fille du président et femme la plus riche d’Afrique, a fait de substantiels placements dans le secteur des banques et des télécoms ; et un investisseur angolais vient d’acquérir le plus vieux groupe de presse portugais (celui du quotidien Diário de notícias et de la radio TSF).
Pendant ce temps, le journal de gauche Público licencie quarante-huit salariés sur deux cent cinquante et le budget de l’agence de presse nationale Lusa est réduit de 30 %. Marta n’ira pas en Angola, mais à Macao, comme Sara. À l’adolescence, elle y a vécu deux ans avec ses parents :
À l’époque, il y avait des relents de colonialisme, la communauté portugaise était petite et ne se mélangeait pas avec les Chinois. J’y suis retournée plus tard, ça s’était amélioré.
Même si les salaires sont bien meilleurs, elle part à contrecœur. Elle n’aime pas Macao, “trop Walt Disney”. Mais Marta garde espoir. Elle attend une réponse pour un plan boulot au Portugal avec la construction du tramway. Elle ne veut quitter ni son appartement – une affaire à 200 euros -, ni son petit ami, employé de Renault à 300 kilomètres de Lisbonne. Une autre raison la culpabilise :
J’aurais l’impression de déserter si je pars. C’est le moment de se battre. L’autre jour, des Japonais nous ont dit dans un bar : ‘Mais comment pouvez-vous partir alors que votre pays va si mal ?’
Marta est de toutes les manifs. Notamment le 15 septembre, aux côtés de Sara, dans cette manifestation géante déclenchée par un projet de la coalition de droite qui consistait à baisser les cotisations sociales des entreprises tout en augmentant celles des salariés. “Leur but était de faire baisser le coût du travail pour améliorer la compétitivité. Mais les gens se sont dit : quel est le rapport avec la réduction du déficit public ?”, explique l’économiste Nuno Teles. Le gouvernement a reculé.
Depuis, les manifs finissent souvent devant l’Assemblée nationale, dans un étrange mimétisme avec l’occupation de la place Syntagma face au parlement grec transformé en camp retranché. La chancelière allemande Angela Merkel est annoncée au Portugal pour la mi-novembre. Marta l’attend de pied ferme. Avant, peut-être, de s’envoler pour Macao.
Toutes mes amies s’en vont
Dans le patio de Sara, Helena fume une clope face à l’enclos, la mine sombre. “Toutes mes amies s’en vont. Il y en a une, par exemple, qui part en Suisse”, lâche-t-elle. Plus jeune, Helena a vécu en France. À 43 ans, elle pense à un départ vers l’Hexagone avec son fils de 13 ans. Sa tante Paula a émigré dans les années 60-70. Depuis, elle est concierge. “Elle me dit de faire attention car les logements ne sont pas donnés et il n’y a plus autant de travail qu’avant.”
António Mendes, 54 ans, en sait quelque chose. Au début des années 2000, son entreprise de construction fait faillite. Pour subvenir aux besoins de sa famille, il s’inscrit dans une agence d’intérim en France. Il arrive en 2003 et enchaîne les grands travaux. Depuis quelque temps, les missions se font plus rares, mais toujours plus nombreuses qu’au Portugal. Comme lui, Henrique, la trentaine, a quitté il y a un an le nord du Portugal ravagé par la désindustrialisation pour tenter sa chance en France. Il est rentré au bout de quelques semaines.
Cette émigration est à mille lieues de la fuite des cerveaux officiellement déplorée par les politiques. Carlos Pereira, de l’hebdomadaire bilingue franco-portugais Luso Jornal, s’agace : “Hier encore (le 18 octobre – ndlr), le Parti socialiste portugais a demandé au gouvernement de ne pas laisser partir les jeunes, la matière grise… Ce profil ne représente que 15 % de la nouvelle vague d’émigration que nous connaissons actuellement !
Selon lui, cette population, en majorité constituée d’ouvriers non qualifiés, de couples entre 30 et 50 ans de la petite classe moyenne laborieuse frappée par les faillites, l’endettement et le déclassement, emprunte les voies européennes d’émigration des années 70 (France, Suisse…).
Dans un an, on sera comme la Grèce
Insister sur la fuite des cerveaux permet d’occulter les points communs avec la première vague d’émigration, rappel peu glorieux au passé, et de cacher l’ampleur de la casse sociale. Pour les dirigeants, “il faut rester dans la course”. Dans la rue, personne n’est dupe : “Dans un an, on sera comme la Grèce”, entend-on le plus souvent. “On l’est déjà”, estiment les plus pessimistes.
Selon Eurostat, la dette du Portugal s’établissait à près de 190 milliards d’euros à la fin du premier trimestre 2012, soit environ 112 % du PIB. En échange d’un plan d’aide de 78 milliards d’euros, la “troïka” (regroupant des experts de la Commission européenne, de la Banque centrale européenne et du Fonds monétaire international) réclame la réduction des déficits.
Le projet de budget 2013 est d’une rigueur exceptionnelle : relèvement de 4 % de l’impôt sur le revenu, baisse de 17 % du budget de la Santé, de 11 % pour l’Éducation. “Cette austérité renforce une récession déjà à 3 % en 2012″, estime l’économiste Nuno Teles.
Ces mesures s’ajoutent à la suppression des 13e et 14e mois des fonctionnaires, à la hausse de 20 à 23 % de la TVA, au passage de celle de la restauration de 13 à 23 %. Le chômage touche 16 % de la population, soit douze points de plus qu’il y a dix ans. Le salaire minimum tourne autour de 450 euros – moins qu’en Grèce. Le salaire moyen avoisine les 800 euros. Le durcissement des règles d’obtention des minima sociaux a exclu des milliers de familles du système.
Les queues devant les soupes populaires s’allongent ; les ventes de porridge, bon marché, explosent. De plus en plus d’articles parlent de ces enfants qui vont à l’école le ventre vide. Des policiers sont postés dans les magasins hard-discount Día. Et chacun sait que l’année prochaine sera pire.
Il est difficile d’estimer précisément le nombre de Portugais ayant émigré depuis 2008. Fin 2011, le secrétaire d’État des communautés portugaises, José Cesário, a reconnu que 100 000 à 120 000 Portugais étaient partis. Officieusement, pour cette deuxième vague, on parle de 10 % de la population, soit un million de personnes. Ces victimes de la crise passent parfois par l’Espagne, guère mieux lotie, avant d’atterrir en France ou en Suisse, où des travailleurs portugais se sont retrouvés à dormir dans la rue par des températures glaciales.
Ce genre de nouvelles a poussé le secrétariat d’État à lancer une campagne de sensibilisation intitulée “Travailler à l’étranger : s’informer avant de partir”.
Pour la famille Gonzaga Pegado, l’Europe n’est plus une destination d’avenir. Maria et Francisco, 40 ans, sont professeurs. Dans deux semaines, ils partent vivre en Afrique du Sud, au Cap, avec leurs deux filles Madalena, 9 ans, et Raquel, 5 ans. Dans le salon, on devine les premiers signes du grand départ. Maria a réussi le concours de l’Institut Camões, promoteur de la langue et de la culture portugaises, elle sera professeure de portugais. Le couple irradie d’optimisme, certain de vivre une vie meilleure, “over the sea”. Cela fait trois ans qu’ils y pensent.
Professeur contractuel, Francisco n’a pas de poste suite aux coupes budgétaires. Avec les 1 400 euros de salaire de Maria et leurs 800 euros de loyer, ils n’arrivent plus à faire face. Un salaire de professeur expatrié avoisine les 2 000 euros. Maria a signé un contrat de six ans mais elle se prépare à voir les fonds gelés – l’Institut Camões dépendant du ministère des Affaires étrangères portugais. Francisco n’a pas de travail pour le moment, mais un plan B. Si ça se passe mal, il demandera la nationalité mozambicaine. Il est né à Maputo, la capitale de l’ancienne colonie portugaise, voisine de l’Afrique du Sud.
Ils ne quittent pas de gaieté de cœur le Portugal, “un des meilleurs endroits pour vivre”, disent-ils. La vie pas chère et la nature, une certaine qualité de vie aussi, ont motivé le choix du Cap. Ainsi que la volonté de donner un avenir à leurs filles. “Il faut du courage pour passer du désir de partir à sa concrétisation, expliquent-ils. C’est déjà un long voyage, mais aujourd’hui il n’y a pas d’autres solutions, et ceux qui pensent que la situation s’arrangera dans les dix ans à venir sont des rêveurs.”
Le désir de ne pas sombrer est partagé par tous
Devant le centre de formation de l’IEFP (l’équivalent de Pôle emploi) d’Amadora, ville de la banlieue nord de Lisbonne, des dizaines de personnes fument entre deux cours. Ceux-là ne rêvent plus depuis longtemps, mais qu’il soient jeunes, vieux, blancs, noirs, le désir de ne pas sombrer est partagé sans discrimination. Il n’y a pas si longtemps, ils avaient un métier.
Carlos Marçal, 32 ans, ingénieur en informatique au chômage, conduit aujourd’hui le taxi de son père malade. Vera Freitas, Brésilienne de 44 ans, a immigré à Lisbonne il y a huit ans. “J’ai très bien vécu ici, mais c’est fini, ça fait deux ans que c’est la merde”, explique cette coiffeuse. Depuis six mois, son patron a cessé de la payer. Sa famille lui envoie de l’argent du Brésil. En décembre, elle pliera définitivement bagage.
José Ferreira Pereira, 47 ans, discute avec un camarade de classe. Casquette rouge, barbe bien taillée, il a le regard de ceux qui ont pris des coups. José habite Oeiras, à l’ouest de Lisbonne, là où le Tage se mélange à l’océan.
Par la fenêtre de sa cuisine décorée d’azulejos vert d’eau, on pourrait presque y plonger. José révise, assis devant son ordinateur en face de son copain. Victor est anglais. “Je travaille pour plein de pays. Le seul où je n’ai pas de contrats, c’est le Portugal”, explique cet ingénieur en informatique. José a codirigé un zoo à Lagos (sud du Portugal), pendant dix ans. Un contentieux avec son associé l’a poussé vers la sortie. Il se reconvertit dans la photo mais ne travaille plus depuis deux ans.
L ‘agence pour l’emploi lui verse 145 euros par mois. Son loyer est de 500 euros. Dans quatre mois, s’il échoue à trouver un emploi, il partira à Londres. Sur les conseils du Premier ministre.
Les Inrockuptibles

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