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A moins de trois mois de l’élection présidentielle américaine, Gilles Biassette, journaliste à La Croix, radiographie ce pays et ce qu’il reste du « rêve américain ». Selon lui, « les États-Unis semblent aspirés par la spirale du déclin et profondément miné par le doute », en dépit de ses succès dans les technologies de l’information et du divertissement.
« Thésée et le minotaure » – Maître des Cassoni Campana (1500-1525)
L’expert place au cœur de son analyse le malaise des classes moyennes, “l’âme” de la nation. Ces dernières, victimes au premier chef de la désindustrialisation, ont décroché du “rêve américain” qui veut que demain sera meilleur qu’aujourd’hui. Or face à ce malaise, une réponse radicale et paradoxale – celle du moins d’État – a surgi dans le champ politique avec le Tea Party.

L’idée d’un déclin de l’Amérique est omniprésente aux États-Unis, dans les journaux, les librairies – pas moins d’un livre par mois est publié sur ce thème. Le “losing ground” – la perte de terrain du pays – est devenu obsessionnel avec la perspective que les États-Unis vont passer tôt ou tard derrière la Chine, si ce n’est pas déjà le cas. Newsweek a donné récemment un graphique montrant la Chine dépassant les États-Unis dès 2017. Une vision pessimiste que la fragilité de la reprise en cours vient nourrir tous les jours.

Une voie que Gilles Biassette estime totalement inadaptée aux besoins actuels de réformes du pays. Jugeant sévèrement les leaders du parti républicain qui semblent à ses yeux avoir renoncé à “éduquer” leurs bases en cédant au populisme, il s’inquiète de l’immobilisme régnant à Washington du fait du blocage partisan et de la perte de l’esprit de compromis. “Même s’il est réélu, Barack Obama ne sera pas en mesure de mener sa politique face à un Congrès majoritairement républicain.” Une impasse politique qui ne peut qu’accélérer le déclin du pays.

Régulièrement, les sondages montrent que pour au moins 60 % des Américains, le pays ne va pas dans la bonne direction. Certes il y a eu un petit mieux lors de l’élection de Barack Obama en 2008 mais l’embellie a tourné court très vite. Cette peur est en elle-même un signe de déclin tant il est vrai que cet état d’esprit craintif est très éloigné de l’hyper-optimiste qui caractérise traditionnellement le pays. Les États-Unis ont déjà connu par le passé des périodes d’interrogation sur leur position de numéro 1, en particulier à la fin des années 1980 face à la poussée du Japon, mais jamais les doutes n’ont été aussi forts.
Ce sentiment n’est pas né avec la crise des subprimes de 2008 car le déclin des classes moyennes, qui est à la source de ce grand malaise, a commencé bien avant, durant les premières années de la décennie 2000. Mais ce pessimisme était relégué derrière les questions de sécurité et de lutte contre le terrorisme, et parce qu’il y avait malgré tout de la croissance. La récession de 2008-2009 et ses suites n’ont fait qu’accentuer le malaise profondément enraciné dont souffre la classe moyenne américaine
Le déclin dans les têtes et dans les chiffres
Cette crainte du déclin qui est dans les têtes se retrouve dans les chiffres. La croissance est certes redevenue positive mais l’ambiance reste celle d’une économie toujours en récession. On parle d’ailleurs ici de la Grande Récession à propos du recul de l’activité au cours des années 2008-2009, référence directe à la Grande Dépression des années 1930. La grande récession n’est pas la cause du déclin mais sa conséquence.
Elle a mis en lumière une série de problèmes majeurs pour lesquels le système politique, miné par les crispations et la radicalisation, n’offre pas de solutions réalistes. Le taux de chômage reste accroché autour de 8 % de la population active, un niveau très élevé pour les États-Unis compte tenu du régime d’indemnisation du chômage.
Aucun Américain n’a le sentiment que la crise est finie. Les parents estiment majoritairement que le sort de leurs enfants sera moins bon que le leur. Le nombre de jeunes retournant vivre chez leurs parents – “la génération boomerang” – ne cesse de croître. Le revenu global des Américains progressait certes en moyenne mais pas le revenu médian, celui en dessous duquel se situe la moitié de la population.
Entre 2000 et 2004, le revenu réel médian a diminué de 3,4 %. Une majorité d’Américains ne croit plus possible que le “rêve américain” – en travaillant dur, la réussite est possible – soit accessible à leurs enfants. Le déclin peut être défini, calculé, discuté de mille façons mais penser que la situation de ses enfants sera moins favorable que pour soi, c’est une définition certes subjective mais incontestable du déclin.
L’impact politique du Tea Party
Cette idée du déclin a un impact politique fort. Celui-ci s’est traduit par la montée en puissance spectaculaire du Tea Party, à partir de 2009, et par la défaite du camp démocrate aux élections du mid-terme en 2010. En choisissant Paul Ryan comme colistier, le candidat républicain Mitt Romney a envoyé un message clair en direction des sympathisants du Tea Party.
Alors qu’en Europe et singulièrement chez nous en France, dans les situations de crise, l’opinion tend spontanément à réclamer plus d’interventions étatiques, aux États-Unis c’est l’inverse : le Tea Party préconise de façon radicale moins d’ État. Une revendication qui renvoie aux valeurs et à la philosophie américaine. L’émergence du Tea Party qui a des élus au Congrès a radicalisé le parti républicain – une cinquantaine d’élus du parti républicain se réclament du Tea Party et les autres sont poussés à adopter ses thèses.
Lors des primaires pour le Sénat ou la Chambre des députés, le Tea Party arrive bien souvent à imposer ses choix des personnalités les plus radicales au détriment des candidats sortants modérés. Cela met la pression sur tous les candidats pour aller dans le sens du programme extrême du Tea Party, à savoir la baisse, voire la suppression, des impôts, les coupes drastiques dans les dépenses publiques, etc.
Un programme anti-État qui trouve sa justification, aux yeux des adhérents du Tea Party, dans la nécessité de résorber la dette publique. Outre-Atlantique, tous les élus de base sont “marqués à la culotte” par des organismes spécialisés qui épluchent leurs votes et déclarations et à partir de là, leur attribuent des notes. Tel élu est jugé “bon” à 60 %, tel autre à 25 % en fonction des critères de l’organisme et de leur couleur politique.
Ces classements obsèdent les candidats qui pour se faire réélire ou éliminer des rivaux n’ont qu’une idée en tête : améliorer leur score en s’alignant sur les positions les plus en vue du Tea Party. Ainsi, a-t-on vu un sénateur républicain faire remonter sa note à 99 % en votant contre tous les textes incluant simplement le mot impôt ! Or loin de freiner le mouvement, les leaders du parti le suivent. Ils ne font rien pour tenter d’enrayer cette vague populiste, bien au contraire. Ils semblent avoir renoncé à “éduquer” leur base !
De General Motors à Walmart
La grande récession – et ses conséquences – n’a fait que mettre en lumière la dérive des États-Unis depuis une dizaine d’années et dont la désindustrialisation rapide a été une des manifestations les plus frappantes. Le passage d’une société industrielle à une société de service a été perçu pendant un certain temps comme une évolution positive et souhaitable dans le sens où ce basculement renvoyait l’image d’une société moderne, créatrice de haute valeur ajoutée. Un point de vue bien théorique car les emplois industriels perdus ont surtout été remplacés par des emplois peu qualifiés et moins bien payés.
Ce basculement a été à l’origine d’un déclassement rapide du monde salarial. Avec un salaire horaire autour de 22 dollars à l’usine, une assurance santé payée par l’entreprise et quelques semaines de congés payés, les ouvriers américains vivaient auparavant durement mais de façon relativement confortable. Cela n’est plus le cas pour l’employé chez Walmart rémunéré à 8 dollars l’heure et qui vit sans assurance santé faute de pouvoir se l’offrir par ses propres moyens.
Certes entre-temps, General Motors a été sauvé, et est même reparti, mais le constructeur automobile est aujourd’hui deux fois plus petit qu’avant sa faillite, avec quatre fois moins de salariés. Auparavant, travailler chez GM, “Generous Motors” comme les ouvriers appelaient la société affectueusement, c’était tout ; cela n’a plus rien à voir aujourd’hui.
Les effets délétères d’une croissance par trop inégalitaire
La société américaine – c’est aussi vrai des sociétés européennes – s’est largement constituée autour d’une classe moyenne nombreuse et forte. La consommation de masse a toujours été le moteur principal de la croissance économique du pays, sur le modèle de l’industriel Henry Ford qui payait bien ses ouvriers pour que ces derniers achètent ses voitures. Or ces dernières années, la progression des inégalités qui s’est faite au détriment de la classe moyenne a mis à mal ce modèle. Avec un pouvoir d’achat en berne et des prix de l’immobilier qui flambaient, les ménages américains ont recouru à l’endettement pour devenir propriétaire via des prêts de plus en plus périlleux.
Mais ce fragile château de cartes s’est effondré avec la crise des subprimes. La mauvaise distribution des revenus, la concentration de la richesse dans les mains de quelques-uns sont devenues un handicap majeur pour l’économie en retirant le moteur de la consommation à la croissance. Les démocrates ont été partie prenante dans cette course au moins d’État par le passé. Durant les années 1990, sous la présidence Clinton, le gouvernement a commencé à laisser filer les inégalités en croyant que la croissance et la diminution de l’État allaient tout régler.
Les conséquences de l’explosion des inégalités touchant à l’idéologie sont peut-être plus graves. L’évolution contredit le rêve américain qui est la croyance dans la possibilité donnée à tous d’accéder au sommet par son travail, son mérite ou son talent. Une vision qui a rendu longtemps tolérables les inégalités. Dans l’Amérique d’aujourd’hui, cet espoir – partir de rien et atteindre le sommet – est devenu quasi impossible à réaliser. Avoir juste une vie décente et un chez-soi est même devenu compliqué. Et contrairement à une idée reçue, la mobilité sociale au pays du “self made man” est très faible aux États-Unis, plus faible que dans les sociétés européennes. L’ascenseur social fonctionne mieux en France qu’aux États-Unis !
Les États-Unis se vivent comme une méritocratie. Et dans une société au mérite, les inégalités ne sont le reflet que du travail ou du talent. Dans une compétition, il y a nécessairement un champion qui a la médaille d’or et celui qui occupe la dernière place. Un classement dans lequel l’État n’a certainement pas à se mêler. Une vision aux antipodes de la façon de voir des Français. Mais en allant trop loin cette fois, le système inégalitaire désespère la classe moyenne américaine qui est l’âme – et le moteur – du pays.
Encore de sérieux atouts
Les États-Unis conservent d’indéniables atouts : la créativité, l’excellence de certaines universités, la capacité d’innovation des entreprises. Un exemple parmi d’autres : on trouve aux États-Unis les premières véritables poubelles intelligentes qui permettent aux services de voirie des grandes villes du pays d’optimiser le ramassage des ordures. Ces points forts n’apparaissent pas menacés à court terme mais l’avance américaine en matière notamment de production de brevets se réduit du fait de la percée chinoise dans les technologies, par exemple des télécommunications. Il faut aussi compter avec la nouvelle donne énergétique résultant de l’exploitation des gaz de schiste.
Cette activité crée de nombreux emplois directement, et d’autres dans des industries traditionnelles comme la chimie en plein regain. Sans compter une baisse du coût de l’énergie, quatre à cinq fois moins chère. La sécurité de l’exploitation du gaz de schiste pose des questions mais globalement, les préoccupations environnementales ont été reléguées à l’arrière-plan. On ne parle quasiment plus de lutter contre le réchauffement climatique. Au Congrès, plus aucune mesure écologique ne passe.
Une polarisation partisane sans précédent
La quête d’équilibre sur le plan des institutions politiques, si chère aux pères fondateurs, s’est retournée contre le pays qui est gagné par l’immobilisme, alors qu’il faudrait au contraire, comme chez nous, prendre des mesures courageuses. Jamais le clivage entre l’Amérique “rouge”, républicaine, à l’intérieur du pays et l’Amérique “bleue” démocrate des côtes (les couleurs des cartes électorales) n’a été aussi fort. Deux blocs s’affrontent. Cette polarisation qui s’est formée sous George W. Bush s’exacerbe du fait notamment de la place des chaînes d’info en continu (Fox News, NBC dépassent désormais CNN) et des médias partisans qui attisent la confrontation.
Si fort que les modérés n’arrivent plus à se faire entendre. Pour un républicain, travailler avec un démocrate ou composer avec lui est devenu inconcevable. La recherche du compromis n’est plus un objectif, si bien que Barack Obama, même s’il est réélu, ne serait pas en mesure de mener sa politique face à un Congrès majoritairement républicain, personne n’imaginant une victoire démocrate au Congrès. Un tel blocage est sans précédent. Les propositions républicaines, par leur radicalité même – coupes extrêmement fortes dans les dépenses sociales et d’éducation – ne répondent en rien aux défis colossaux que doivent affronter les États-Unis.
Les républicains ne cessent pas d’un côté de pointer l’échec scolaire comme une cause des difficultés du pays mais ils veulent de l’autre côté réduire drastiquement les financements aux écoles et plus généralement les dépenses publiques. Une contradiction manifeste. Ce populisme est contre-productif. Le pire des scénarios serait que la peur panique du déclin pousse à une radicalisation à droite d’une partie plus importante de l’électorat.
Et que cette évolution, en créant un blocage définitif à Washington, empêche de prendre les mesures nécessaires pour enrayer le déclin, débouchant sur une nouvelle radicalisation. Une véritable spirale négative que le pays semble en train d’enclencher de façon inquiétante.
Les risques de l’isolationnisme
Le monde n’a rien à gagner au déclin américain. D’abord, lorsque la locomotive américaine freine, c’est moins d’exportations pour ses partenaires, les pays européens en particulier. Ensuite, le repli des États-Unis sur les préoccupations intérieures font qu’ils se retirent d’un grand nombre de dossiers qui ne peuvent être traités qu’au niveau global : réchauffement climatique, lutte contre la drogue, etc.
Or sans l’implication de Washington, ces dossiers n’avancent plus faute de leadership. Cette dangereuse tentation isolationniste semble s’enraciner outre-Atlantique. Les Américains ne veulent plus que les États-Unis dépensent des dollars pour “sauver” le monde alors qu’ils considèrent que personne pendant ce temps ne vient à leur aide pour les sortir des difficultés.
Un nouvel arbitrage politique
Les États-Unis sont arrivés à un point où ils ont besoin de se réformer en profondeur et cela doit passer par la reconstruction du modèle. Une problématique que l’on connaît bien en France où l’on préfère l’égalité à la liberté. Outre-Atlantique, on a toujours considéré culturellement que l’État n’était pas essentiel et que l’existence d’inégalités ne posait pas de problème. Mais aujourd’hui, le malaise de la classe moyenne est devenu trop important pour rester sur ces schémas.
Le vide a été comblé par les populistes et les revendications anti-étatistes du Tea Party qui pèsent considérablement sur la vie politique du pays, lequel se retrouve dans une situation d’impasse politique. Le système, miné par les crispations et la radicalisation, n’arrive pas à fournir de solutions réalistes pour sortir de la crise. Aux États-Unis, c’est la liberté qui prime par rapport à l’égalité. Il est temps pour le pays de rééquilibrer ce rapport en faveur de l’égalité. Les États-Unis ont besoin de s’attaquer véritablement à la question des inégalités pour redémarrer.
Date de parution : 06/09/2012

Le Nouvel Économiste

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