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Les dirigeants européens ont convaincu leurs concitoyens que la dette publique était à l’origine de tous leurs maux. Ce faisant, ils renouvellent l’erreur qui fut fatale aux Allemands en 1930 comme aux Français en 1935…

Le Procès de George Jacobs – Tompkins H. Matteson, 1855

À Bruxelles, dans la nuit du 26 octobre 2011, les chefs d’État et de gouvernement de la zone euro n’ont pas seulement tendu la sébile à la Chine et à d’autres pays émergents. Ils ont réaffirmé leur volonté de voir les États du sud de l’Europe se désendetter à quelque prix que ce soit. Deux jours plus tard, jour de fête nationale en Grèce, les citoyens de ce pays ont mis en péril le plan européen par leur révolte.

Les Grecs ont-ils tort de rejeter l’accord de Bruxelles ? Rien de moins sûr.

Emmanuel Todd, visionnaire

La crise qui frappe aujourd’hui la zone euro et nous menace de paupérisation ne surprend pas l’historien Emmanuel Todd. Celui-ci a publié en 1990 un ouvrage savant, L’Invention de l’Europe, dans lequel il a montré l’extraordinaire diversité anthropologique du continent.

Il y a vu l’impossibilité d’une fusion étatique et l’a écrit en préface à une réédition de son livre en 1995 :

Emmanuel Todd«Soit la monnaie unique ne se fait pas, et L’Invention de l’Europe apparaîtra comme une contribution à la compréhension de certaines impossibilités historiques.

Soit la monnaie unique est réalisée, et ce livre permettra de comprendre, dans vingt ans, pourquoi une unification étatique imposée en l’absence de conscience collective a produit une jungle plutôt qu’une société».

Sans commentaire.

De la «déflation» à la «rigueur»

Henrich Brüning (1887-1970)La «rigueur» et le désendettement rappellent en tous points la politique mise en œuvre en 1930 en Allemagne par le chancelier Heinrich Brüning, gestionnaire réputé compétent : baisse des salaires des fonctionnaires, réduction à tout va des dépenses publiques etc.

Le chancelier voulait contenir les effets de la crise qui avait éclaté à Wall Street deux ans plus tôt, sans avoir à dévaluer le mark ni relancer l’inflation, honnie par les Allemands depuis l’année «inhumaine» (1923). Sa politique que l’on qualifiait alors de «déflationniste» a relancé la crise économique et sociale et conduit à l’arrivée de Hitler au pouvoir deux ans plus tard.

En 1935, en France, le Président du Conseil Pierre Laval a conduit une politique «déflationniste» semblable à celle de Brüning ou de l’actuel Papandréou. Son objectif était de redresser les finances du pays sans avoir à dévaluer la monnaie, le maintien d’un franc «fort» étant devenu une cause nationale.

Cette politique a gravement échoué tout comme celle de Brüning, contribuant aux désordres que l’on sait.

Depuis le lancement de la monnaie unique européenne avec le traité de Maastricht, en 1992, les dirigeants européens cultivent comme leurs prédécesseurs le culte d’une monnaie «forte», autrement dit d’un euro dont le taux de change par rapport aux autres devises (dollar, yen…) se maintiendrait au maximum.

Ils diabolisent l’inflation et la dévaluation de la monnaie car ils y voient – à juste titre – une perte de revenu pour les détenteurs de capitaux.

Comme ceux-ci tirent de leurs placements financiers des revenus plus ou moins fixes, leur pouvoir d’achat diminue dès que les prix des biens et des services augmentent. C’est ce qui se produit en cas de dévaluation, les importations devenant plus coûteuses (ce n’est pas le cas pour les salaires qui, en général, suivent le taux d’inflation).

Ce faisant, confrontés à la montée du chômage, à la désindustrialisation et à une crise sans précédent des économies européennes, les dirigeants actuels de l’Europe ont repris la même politique que Brüning et Laval.

À la différence de leurs illustres prédécesseurs, de Gaulle, Adenauer ou encore Churchill, ils roulent sans rétroviseur, ignorants des leçons de l’Histoire. Cela les porte à se fier à leurs conseillers et «experts», lesquels sont enclins plus souvent que de raison à se tromper.

Jacques Attali, expert en amusement

Certains «experts» qui conseillent nos dirigeants sont des gens très intelligents mais dont le tort est de s’accrocher à des principes erronés, ce qui les condamne à se tromper souvent.

Jacques Attali est le prototype de ces conseillers et l’on recommande pour se distraire la lecture du rapport qu’il a remis à Nicolas Sarkozy en janvier 2008, six mois après l’éclatement de la «crise des subprimes» :

«L’Italie, le Portugal, la Grèce et plusieurs nouveaux États membres ont (…) mené des réformes courageuses, pour contrôler leurs dépenses publiques, moderniser leur administration, et mieux recruter leurs agents publics. L’Espagne a œuvré pour l’accès de tous à la propriété du logement, dans une économie en quasi plein-emploi» (page 13 du rapport).

Les États dépensent trop ? À vérifier

Les dirigeants européens se sont lourdement trompés lors de la signature du traité de Maastricht, quand ils ont présenté la monnaie unique comme un outil qui rapprocherait les économies et les conditions de vie. Le fossé qui s’est élargi entre l’ancienne «zone mark» et le «Club Med» (les pays méditerranéens, France incluse) atteste de leur erreur.

Ils se sont également fourvoyés avec le traité de Lisbonne, resucée du traité constitutionnel qu’ont rejeté les Français et les Hollandais par référendum et dont on s’aperçoit qu’il ne tient aucune des promesses de ses parrains. Déjà, l’on s’active dans les coulisses à préparer un nouveau traité.

Maintenant, ces mêmes dirigeants, tous bords confondus, incriminent les États qui s’endettent outre-mesure pour payer des fonctionnaires et verser des aides sociales et leur attribuent l’origine de nos malheurs.

C’est ignorer les causes de l’endettement public.

Que dirait-on d’un médecin qui, à un malade fiévreux, proposerait un bain d’eau glacée pour faire tomber la température ? Le médecin sait que la température traduit une défense de l’organisme face à une agression extérieure et que la guérison passe par le traitement de celle-ci.

Analogue à la température, la dette publique est le moyen par lequel l’organisme social tente de lutter contre le mal qui ronge les États sud-européens. Reste à identifier ce mal.

Pour cela, il faut revenir à nos classiques, aux théoriciens du libéralisme, d’Adam Smith à John Maynard Keynes, qui accordaient toute leur attention aux échanges, à la différence des néolibéraux qui ont pris le pouvoir en Occident dans les années 70 et ne jurent que par la finance.

Loi fatale

En 1973, l’année qui voit la fin des «Trente Glorieuses», l’État français s’interdit par une loi d’emprunter directement à la banque centrale, autrement dit de «faire marcher la planche à billets».

Pour le gouvernement de Georges Pompidou, l’objectif est de consolider la croissance économique et d’éviter des dérapages comme la dévaluation de 1969, en dissuadant l’État de s’endetter ou du moins en lui rendant la chose plus coûteuse et plus risquée.

Cette loi, première victoire du néolibéralisme, est inspirée par l’économiste monétariste Milton Friemann, Prix Nobel, adversaire de Keynes et chef de file de l’«école de Chicago». Elle va aboutir à un effet exactement contraire à ses objectifs : de 1975 à nos jours, l’État français n’aura plus jamais de budget à l’équilibre.

La dette antidouleur

Le mal qui frappe le «Club Med» (Grèce, Espagne, Portugal, Italie, France) a nom désindustrialisation et déficit des échanges commerciaux.

Le phénomène remonte aux années 1980 quand le dogme néolibéral a fait du taux de profit des grandes entreprises le seul et unique critère de bonne gestion d’un pays.

En vertu de cela, on a ouvert les frontières aux biens du tiers-monde et de la Chine. On a ainsi permis à nos importateurs de la grande distribution et de la grande industrie de s’approvisionner à des prix «asiatiques» et de vendre à des prix «européens» en se réservant au passage un profit confortable. En conséquence de quoi les industries fragiles du «Club Med» ont commencé de décliner.

Les industries plus solides de l’autre partie de l’Europe, l’ancienne «zone mark», ont quant à elles beaucoup mieux résisté car spécialisées dans les biens d’équipement et à haute valeur ajoutée.

Mieux encore, elles ont bénéficié d’un deuxième souffle avec l’établissement de la zone euro en 1999 qui leur a facilité la conquête des marchés du «Club Med». Celui-ci s’est trouvé doublement frappé, de face par la concurrence asiatique et dans le dos par ses «partenaires» de la zone euro.

Le «Club Med» a donc vu ses exportations chuter de manière dramatique. Fait proprement inouï, la France, dont on n’a de cesse de vanter la vocation agricole, vient même d’être dépassée par l’Allemagne dans les exportations agro-alimentaires.

Dans le même temps, les habitants se sont refusé à réduire leur consommation de biens importés. C’est humain. Et les hommes politiques les ont suivis dans cette voie. C’est aussi humain. Ils ont utilisé le crédit de l’État pour emprunter à l’étranger de quoi compenser le déficit.

Ces emprunts, ils les ont convertis en emplois pour les fils d’ouvrier empêchés de remplacer leur père à l’usine après que celle-ci eût fermé ses portes : éducateurs de rue, animateurs culturels, fonctionnaires, emplois dans les entreprises qui servent l’État (BTP, concessionnaires de services publics…).

Ils les ont aussi convertis en aides sociales et en logements pour les immigrés non-qualifiés qui n’ont d’autres emplois à espérer que dans le gardiennage et la domesticité, du fait de la délocalisation des entreprises manufacturières.

La dette publique est donc devenue l’indispensable soupape qui évite à la société d’exploser, aux jeunes de crier leur désespoir et aux ménages immigrés de planter leur tente dans la rue.

La pression qui s’exerce sur l’État, les collectivités locales et les entreprises publiques est de ce point de vue irrésistible. Individus, associations, collectivités, syndicats… tout fait pression dans ce sens.

La crainte d’une explosion sociale ou tout simplement d’un échec électoral conduisent les responsables à lâcher très régulièrement du lest : «plans de relance», aides d’urgences, cadeaux fiscaux, baisses de TVA…

Le lien entre le déficit commercial et la dette publique apparaît sans surprise dans les chiffres. En France, la dette publique a momentanément décru en 1998, quand la balance commerciale a retrouvé un solde positif. Elle croît de plus belle depuis 2007 tandis que le déficit commercial atteint des records.

Le phénomène est connu aux États-Unis sous le nom de «twin deficits», les déficits jumeaux du commerce extérieur et des finances publiques.

Le remède qui tue

Par manque de sens politique et de flair historique, les néolibéraux qui orientent les affaires européennes ne perçoivent pas le caractère insoutenable des actuelles «politiques de rigueur» qu’en d’autre temps on eût appelé «politique de déflation».

Aujourd’hui comme dans les années 30, en Grèce et dans les autres pays du «Club Med», la réduction des dépenses de l’État entraîne ipso facto une baisse de l’activité et donc des recettes fiscales, sans pour autant réduire le déficit commercial. Bien au contraire : avec une production intérieure qui fléchit, les consommateurs ont plus que jamais tendance à acheter des biens importés !

Y a-t-il à cela une alternative ? Oui, clairement. Elle se déduit aisément de ce qui précède. Elle consiste à appliquer à l’Europe les recettes normales du libéralisme classique : équilibrer la balance des changes en laissant filer la monnaie.

C’est la solution qui coule de source pour qui veut bien prêter l’oreille aux économistes libéraux : elle donne automatiquement un coup de fouet aux exportations en les rendant moins chères sur les marchés extra-européens, et freine les importations en augmentant leur coût.

Soit elle est appliquée aux limites de la zone euro, de façon à favoriser les exportations vers les pays tiers et freiner les importations, nonobstant quelques accords privilégiés avec des pays voisins et amis (Tunisie, Israël, Turquie, Maroc…) ; dans ce cas, l’euro pourra être sauvé et pérennisé.

Soit, en l’absence d’accord européen, les pays les plus touchés, l’un après l’autre, de la Grèce à la France, prendront des dispositions nationales en catastrophe : sortie de la zone euro et dévaluation massive. Le choc sera rude dans tous les cas mais bref et salutaire.

L’Argentine en a fait l’expérience en 2001 et l’Islande en 2008. Ces pays victimes d’une monnaie gravement surévaluée ont pu retrouver le chemin de la croissance et surtout de la paix sociale, après de sérieux tangages.

L’obstacle allemand

Le glissement de l’euro peut venir de façon indolore en autorisant la Banque Centrale Européenne à souscrire des «eurobonds» émis par l’Europe ou le fonds européen de stabilité, autrement dit à «faire marcher la planche à billets».

Si la solution est jusqu’ici rejetée avec la dernière énergie par les dirigeants européens, au premier rang desquels les Allemands et le gouverneur de la BCE Jean-Claude Trichet [Jean-Claude Trichet a quitté ses fonctions le 31 octobre 2011, il est remplacé par l’Italien Mario Draghi – NDLR], c’est parce qu’elle entraînerait une remontée de l’inflation à l’intérieur de la zone euro, avec une perte de revenu pour les détenteurs de capitaux.

Les Allemands s’accrochent plus que quiconque au dogme de la stabilité monétaire parce qu’ils ont curieusement oublié la politique déflationniste de Brüning mais entretiennent le souvenir de l’hyperinflation de 1923.

Faute d’avoir des enfants en nombre suffisant pour les relayer aux commandes de leurs entreprises, ils comptent aussi sur leur épargne pour assurer leurs vieux jours et craignent qu’elle ne fonde si l’euro venait à se dévaluer.

L’Europe, c’est la paix ! À voir…

Lancé par Jean Monnet en 1950, le projet d’unification européenne a tout pour susciter la sympathie : renforcer et consolider les liens entre les nations, jusqu’à les rendre solidaires et indissociables, ne peut être que bénéfique pour le maintien de la paix.

De là à affirmer que l’Union européenne est à l’origine de la longue période de paix qu’a connue le Vieux Continent, il y a un pas que nous ne saurions franchir.

Si l’Europe a connu la paix après la chute du nazisme, c’est d’une part parce que ses peuples étaient trop épuisés pour se relancer dans de folles aventures, d’autre part et surtout parce que le continent et l’Allemagne elle-même étaient pour moitié occupés par une puissance extérieure, l’Union soviétique, et pour l’autre moitié sous la protection d’une autre puissance extérieure, les États-Unis.

C’est une «guerre froide», lourde tensions, de peurs et de menaces, qu’a donc supportée l’Europe. Soulignons qu’il ne s’est écoulé que quelques mois entre la fin de cette paix armée sous protection étrangère et le retour de la guerre, en Yougoslavie en 1991-1995.

Cette paix, qui a duré de 1945 à 1991, ne doit donc rien à la construction européenne. Elle n’a non plus rien d’exceptionnel. L’Europe en a connu une aussi longue de 1815 (Waterloo) à 1859 (Solferino) et une autre de 1870 (Sedan) à 1911 (guerres balkaniques).

Sans remettre en question l’idéal généreux de Jean Monnet, ne lui attribuons donc pas plus de mérites qu’il n’en a et craignons que l’Union européenne, en unissant malgré eux les contraires, ne devienne un facteur de conflit comme autrefois l’URSS, la Yougoslavie, voire le Pakistan.

Hérodote

(Merci à Gontran)

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