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Il semble loin, le temps où les actions du CAC 40 se négociaient autour d’une corbeille dans le Palais Brongniart. Visant l’ouverture du secteur boursier européen dans son ensemble à la concurrence, Bruxelles a autorisé en 2004 les grands acteurs de la finance à créer leurs propres plateformes d’échange d’actions. Une décision qui a contribué à opacifier un système déjà complexe et qui voue à l’échec toute tentative de mise au pas de l’industrie financière, accusée de déstabiliser l’économie mondiale de par sa volatilité excessive.

Transposée en France en 2007, la directive européenne MIF autorise la création par les banques d’investissement de plateformes électroniques alternatives (SMN pour “système multilatéral de négociation” ou MTF, pour “multilateral trade facilities” en anglais) dans le but de casser le monopole et – c’était en tout cas l’un des buts affichés – de faire baisser les frais de transaction.

Face à cette toute nouvelle concurrence, les Bourses traditionnelles ont répliqué en créant, elles aussi, des plateformes alternatives. Avec un succès inégal : la plateforme européenne du Nasdaq par exemple, Neuro, a fermé ses portes au début de l’année. Quant aux deux principaux SMN européens, Turquoise et Chi X, ils ont été créés par des consortiums de banques, même si Turquoise est depuis passé sous la houlette du London Stock Exchange.

C’est le premier écueil de la directive MIF : dès lors qu’elles organisent les transactions sur les produits financiers dont elles font également la commercialisation, les banques se mettent à jouer sur plusieurs tableaux, ce qui ne va évidemment pas dans le sens d’une plus grande transparence des marchés. Pis, le fonctionnement de ces places financières complique terriblement la surveillance de marchés globaux sur lesquels transitent des millions d’euros chaque heure. Pourtant, l’idée de départ n’était pas mauvaise.

Des négociations “à l’aveugle”

Le principe des SMN est simple : tout comme les Bourses classiques, il s’agit de plateformes, en majorité réservées aux investisseurs institutionnels – les blocs d’ordres négociés sur ces SMN représentant des montants très élevés –, qui gèrent la rencontre entre acheteurs et vendeurs pour la négociation d’instruments financiers. Les SMN présentent deux avantages pour les investisseurs : d’une part, leurs activités sont moins soumises aux exigences réglementaires, d’autre part, ils bénéficient d’une grande liquidité, du fait du nombre important d’acheteurs et d’offreurs intervenant sur le marché.

En outre, elles sont censées proposer des frais d’exécution plus attractifs, même si le rapport de la mission d’évaluation de la MIF, rendu au ministère de l’économie en 2010, souligne que la baisse de ces frais est, au final, très limitée par la fragmentation des ordres et l’existence de nombreux frais “cachés “.

Les SMN présentent cependant un autre avantage, et pas des moindres : profitant de certaines exceptions prévues par la MIF, ils permettent d’exécuter des transactions “à l’aveugle “, sans que le prix n’en soit révélé avant leur conclusion. Cette disposition a été prévue pour que la négociation de ces gros blocs d’ordres n’influe pas sur le cours des autres titres. Mais dans cette configuration, le système de négociation se transforme en “dark pool” de liquidité, un “bassin opaque “, qui ne répond pas aux exigences de transparence en vigueur sur les marchés boursiers classiques et qui peut être soupçonné de faciliter les délits d’initiés.

Cette opacité a, en théorie, une limite : SMN et dark pools restent soumis aux obligations de transparence post-négociation, et doivent déclarer le montant et le volume de leurs transactions une fois celles-ci terminées. En théorie seulement. Une étude du cabinet PWC publiée en 2010 rappelle que les régulateurs européens ont eux-mêmes admis qu’une part significative des transactions réalisées via ces systèmes ne leur était pas déclarée.

Multiplication des transactions de “gré à gré”

Au sein des dark pools “, explique Bernard Collet, expert en formation Titres et Certification AMF chez First Finance, “les données sont facilement récupérables pour tout ce qui concerne les échanges d’actions. D’une part, l’autorité des marchés financiers dispose d’une salle des marchés qui surveille les échanges, d’autre part toutes les transactions sont conclues par la chambre de compensation, qui effectue le règlement livraison “.

Ce qui est beaucoup moins facile à surveiller, nuance-t-il, ce sont les instruments financiers dits ‘à terme’, c’est-à-dire les produits dérivés, et surtout les produits dérivés conditionnels, dont le sous-jacent peut être tout et n’importe quoi “. Négociées en toute confidentialité entre les parties, ces transactions ressemblent alors à s’y méprendre à du trading “over the counter” (OTC) ou “de gré à gré “, sur lesquels les parties n’ont pas à rendre de comptes.

Difficile alors d’imaginer qu’un quelconque durcissement de la régulation des flux financiers, pourtant réclamé à cor et à cris par les gouvernements européens depuis le mini krach boursier du début du mois d’août, puisse atteindre les dark pools. Les textes existent, mais les moyens manquent. “A l’heure actuelle, il est beaucoup trop facile de passer entre les mailles du filet, estime Bernard Collet. L’AMF aurait besoin de mobiliser 400, 500 personnes pour surveiller tous les mouvements sur tous les marchés. “

Et si toute régulation efficace est impossible sur les transactions menées dans les dark pools, il en est de même pour l’application d’une taxe éventuelle sur les flux financiers, comme les membres de l’UE l’ont appelé de leurs vœux.

Une réglementation contraire à l’économie de marché

L’histoire des dark pools est un peu celle de l’arroseur arrosé : bien qu’elles procèdent d’une volonté politique de libéraliser le secteur financier, les dark pools ont un fonctionnement totalement contraire aux principes de l’économie de marché. Ces travers ont été largement mis en évidence par le rapport sur la révision de la MIF, mais aussi par les membres du G20 Finances, réunis en avril, qui ont tenté de “rapatrier” le plus d’instruments financiers possible sur des marchés organisés.

Plusieurs autres pistes de réforme sont également à l’étude : parmi elles, la requalification des dark pools en SMN, afin de les soumettre aux mêmes obligations déclaratives, la création d’une base de données post-marché consolidée ou encore l’abaissement des seuils au-delà desquels les plateformes boursières doivent fournir un certain nombre d’informations sur leurs opérations.

Les propositions sont pertinentes, mais elles semblent vouées à l’échec si elles ne sont pas négociées et appliquées à l’échelle internationale. Rien n’est en effet plus simple pour une banque que d’aller travailler ailleurs, si elle estime que les conditions qui lui sont offertes sur telle ou telle place financière lui sont défavorables, et ce choix n’est pas sans conséquence sociale quand on sait le poids que représente le secteur bancaire et financier à Paris, Londres ou New York.

Le Monde

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