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Ils ont provoqué la plus grave crise économique de l’après-guerre et amené les États au bord de la faillite. Deux ans après le krach des subprimes, que sont devenus les responsables ? Ont-ils été châtiés ? Ont-ils changé de pratiques et renoncé à leurs extravagantes rémunérations ?

Dick Fuld, alias Big Dick Le gorille, ex-PDG de Lehman Brothers

Bill Black le colosse roux débonnaire est ravi de vous rafraîchir la mémoire. De vous raconter comment, avocat auprès de l’obscur Bureau de supervision de l’épargne dans les années 1980, il a piloté l’une des plus belles purges financières de tous les temps. Dans la foulée du scandale des caisses d’épargne américaines, les Savings & Loan, « nous avons envoyé plus de 1 000 personnes en prison, se souvient-il. Les banquiers avaient recruté des armées d’avocats et englouti des millions de dollars dans leur défense. Mais, au final, nous avons gagné dans plus de 93% des cas ».

Plus de mille condamnés, pour un scandale déjà – alimenté par la spéculation immobilière, qui avait entraîné la faillite de 1 600 institutions. Et aujourd’hui ? Zéro. Zip. Nada. Deux ans après le coup d’envoi d’une crise sans précédent depuis celle de 1929, aucun responsable de la crise des subprimes (les crédits immobiliers à risque dont la multiplication a permis le gonflement d’une bulle monstrueuse) n’est derrière les barreaux.

Libre, Dick Fuld, le PDG de Lehman Brothers, dont la faillite, le 16 septembre 2008, a déclenché une panique mondiale. Libre, Lloyd Blankfein, le patron de Goldman Sachs, qui a concocté des produits financiers liés aux fameux subprimes pour mieux les fourguer aux gogos. Libres, les traders, les gérants de fonds ou les politiciens sans scrupules qui n’ont cessé de prêcher et de profiter de la dérégulation financière sauvage.

Quelques-uns – une petite poignée – ont été poursuivis, avant d’être acquittés par des jurys dépassés par la complexité du procès. Mais les plus nombreux n’ont jamais été inquiétés. Deux ans après ce « Titanic » de la finance, « personne n’est à blâmer pour quoi que ce soit », titre un éditorial de Frank Rich dans le « New York Times ». Alors Bill Black s’énerve. Une fois de plus, il dépoussière son costume de justicier et s’en va témoigner devant les commissions parlementaires qui veulent bien l’écouter. Dénonçant la passivité et la connivence qui règnent jusqu’au plus haut sommet de l’État, il explique qu’un pareil scandale sans coupable est le pire exemple qu’un pays puisse se donner. « Les autorités de régulation sont tellement à côté de leurs pompes qu’elles ne peuvent même plus imaginer qu’un type en costard puisse être un escroc, s’indigne-t-il. Si vous ne lancez pas des procès, même difficiles, si vous ne vous engagez pas activement dans le litige, alors vous devenez le pays des invertébrés. »

« Gueule de cuir »

Quelques-uns, à Wall Street, ont senti le vent du boulet, et tous ne sont pas hors de danger. Ralph Cioffi et Matthew Tannin, les deux gérants de fonds de Bear Stearns accusés d’avoir menti à leurs clients dans leur tentative désespérée d’escamoter la débâcle des subprimes, étaient des suspects parfaits : jeunes, arrogants, friqués (Cioffi avait empoché 32 millions de dollars en 2005-2006, il possédait trois Ferrari et quatre maisons). Et l’implosion des deux fonds qu’ils géraient avait été le premier coup de semonce de la crise. Ils risquaient chacun jusqu’à vingt ans de prison. Mais le 10 novembre dernier, pschitt ! Le jury les acquitte. Pendant que les initiés s’arrachent les cheveux sur la mollesse des procureurs, un juré glisse : « Toute la Bourse s’est effondrée. On ne peut quand même pas mettre cela sur le dos de deux personnes !»

En ressortant libre du tribunal, Cioffi brandit le poing dans un geste de victoire. Mais quand le « New York Observer » retrouve sa trace, neuf mois plus tard, Ralph a un méchant coup de blues. Il est devenu un banlieusard ordinaire du New Jersey, simple locataire de son pavillon. Il ne conduit plus de Ferrari mais la Honda Pilot de sa femme, « une voiture que je recommande à tout le monde ». La maison des Hamptons ? Hélas, « on l’a vendue en position de faiblesse. Les gens savaient… ». Neuf millions de dollars, tout de même, mais le pauvre chéri l’avait payée 10,7 millions deux ans plus tôt. Une moins-value, l’humiliation suprême pour un seigneur de Wall Street !

Angelo Mozilo, lui, attend toujours de savoir s’il sera ou non jugé au civil, en octobre. Tête de parrain et surnom assorti, « Gueule de cuir », l’ex-PDG perpétuellement bronzé de Countrywide est accusé d’avoir dissimulé l’étendue des dégâts dans le portefeuille immobilier de sa société. Et quel portefeuille ! L’appétit de prêteur de Countrywide était insatiable, et peu importait la qualité des emprunteurs. Mais pas de souci, Angelo savait soigner les relations utiles. Son programme de prêts immobiliers aux VIP de la politique d’ailleurs, surnommé « les amis d’Angelo » faisait un tabac : Chris Dodd, le président de la Commission bancaire du Sénat, a bénéficié à six reprises du programme VIP ! Le sénateur a sagement décidé de ne pas se représenter en novembre…

Mozilo, lui, n’a aucune intention de se laisser coffrer. Le premier procès, à l’initiative de la SEC, le gendarme de la Bourse, sera en quelque sorte un tour de chauffe : si « Gueule de cuir » est condamné, il y aura un procès au pénal, avec la perspective d’un bronzage plus difficile à entretenir derrière les murs épais d’un pénitencier. Mais la partie sera serrée. Mozilo, qui a empoché près de 300 millions de profit en vendant ses actions de 2005 à 2007, n’a même pas besoin de piocher dans sa fortune pour payer les stars du barreau qui le défendent : Bank of America, qui a racheté Countrywide en 2008, est légalement tenue de payer les honoraires d’avocat de l’ex-PDG.

Le krach, c’est la faute aux cocos

D’autres dossiers pourraient se retrouver influencés par le cas Mozilo. Par exemple celui de Ken Lewis, l’ancien PDG de Bank of America, accusé d’avoir trompé ses actionnaires et l’Etat sur l’ampleur des dégâts au sein de la banque d’investissement Merrill Lynch, que Bank of America a rachetée en 2008. Pour que ce rachat soit possible, le gouvernement avait dû renflouer la banque de Lewis et apporter sa garantie contre les pertes de Merrill Lynch. Cela n’avait pas empêché Bank of America, princière, de distribuer 3,6 milliards de dollars de bonus aux cadors de Merrill Lynch, juste avant que le rachat soit finalisé. Depuis, Ken Lewis est parti à la retraite (avec une pension évaluée à 53 millions de dollars) et Bank of America a payé à l’amiable 150 millions de dollars d’amende. Mais l’ex-PDG est outré qu’on vienne lui chercher des poux dans la tête.

En août, il a défouraillé contre le procureur général de New York, qui a décidé de le poursuivre au civil : il s’agit d’une plainte «invraisemblable», «une tentative mal fondée de jeter le blâme au mauvais endroit». C’est d’ailleurs une constante, chez ces gens : l’absence de tout mea culpa. Non seulement ils n’ont aucun remords, mais ils affichent leur morgue toutes dents dehors.

Prenez Alan Greenspan, alias l’Oracle, alias Maestro, l’homme qui à la tête de la Réserve fédérale (la banque centrale américaine) brûlait chaque jour un cierge aux « valeurs autocorrectrices du marché », laissant tranquillement enfler la bulle immobilière. Pas de ma faute, dit-il. Enfin, à peine. Le krach, au fond, c’est la faute aux cocos : « [La crise actuelle] remonte à 1989, quand la chute du mur de Berlin a mis au jour la ruine économique produite par le système soviétique » ! De toute façon, explique-t-il, « si nous avions expliqué que la bulle gonflait et qu’il fallait commencer à faire machine arrière, le Congrès nous aurait dit : «Qu’est-ce que c’est que cette histoire, de quoi parlez-vous ?» »

En homme précis, Greenspan estime « avoir eu raison à 70%, mais tort à 30%». « En suivant le modèle Greenspan, le capitaine du «Titanic» aurait pu lui aussi prétendre avoir suivi la bonne route 70%> du temps », ironise Frank Rich, l’éditorialiste du « New York Times » …

Depuis sa retraite de la Fed, en 2006, les millions continuent de pleuvoir sur le fringant octogénaire : conseiller de la Deutsche Bank, d’un richissime fonds spéculatif newyorkais et d’un énorme fonds d’investissement californien, sans oublier des discours payés des dizaines de milliers de dollars l’unité, par l’entremise du prestigieux Washington Speakers Bureau. Car Greenspan parle. Oh, ce qu’il parle ! Lui qui n’a rien vu venir dans son pays, il décèle « des bulles significatives à Shanghai et dans les provinces côtières de la Chine ». Et on le paye pour cela. La Grande Récession a produit 100 millions de pauvres supplémentaires aux quatre coins de la planète ? Le monde raque, lui fait toujours l’oracle.

A tout prendre, on regrette la franchise brutale des grands barons d’antan, le « rien à foutre du public ! » du magnat du rail William Vanderbilt, quand on lui demandait s’il prenait suffisamment en compte les intérêts des usagers. Mais tout de même… Le culot d’acier de ces types ! Joseph Cassano, le petit génie d’AIG, géant mondial de l’assurance, est resté terré dans sa maison de Londres, attendant de savoir à quelle sauce il serait mangé. Mais depuis que le parquet a renoncé à le poursuivre, il parade comme un paon. Cassano estime que s’il était resté aux commandes, à la place des dirigeants nommés par le gouvernement, « il y aurait eu peu de pertes, voire aucune, sur les contrats de credit-default ». Pas mal, pour un sauvetage d’AIG qui a mobilisé plus de 180 milliards de dollars des contribuables, précisément à cause de ces fameux credit-default swaps, sortes de contrats d’assurance anti-pertes sur les titres liés aux prêts immobiliers subprimes, que la division de Cassano avait souscrits avec une inconscience – ou incompétence – gloutonne.

Mais non, Cassano n’ira pas à Canossa. Le fils de policier new-yorkais, qui a gagné plus de 300 millions de dollars à la tête d’AIG Produits Financiers, est fier de son passé : « Quand j’ai été nommé PDG en 2002, cela a été un honneur particulier, pour moi, de gérer une activité aussi diverse avec autant de salariés talentueux. » Dick Fuld, l’ex-patron de Lehman Brothers, est tout aussi peu repentant. La faute au gouvernement, explique devant une commission parlementaire ce PDG dont la banque s’était gobergée de titres immobiliers pourris, avant de planquer 50 milliards de dollars de dette dans les entrailles de son bilan : «La chute de Lehman a été causée par les forces incontrôlables du marché et la perception incorrecte, nourrie de rumeurs, que Lehman n’avait pas assez de capital pour soutenir ses investissements. » Avec les gnomes de Wall Street, c’est toujours la faute à pas de chance, au gouvernement ou aux deux. Pour masquer leurs erreurs, ils jonglent avec les euphémismes et la langue de bois. Les ratings mirobolants des grandes agences de notation entre 2005 et 2007, qui ont tant fait pour gonfler la bulle ? « Ils font partie de nos déceptions », ose Deven Sharma, le patron de Standard & Poor’s. « Mais sur une période de 150 ans nos salariés peuvent être fiers de notre performance », rajoute-t-il aussitôt. Notons que les PDG des trois grandes agences, nommés avant la crise, sont toujours à leur poste…

« N’inculpez pas WorldCom ! »

L’autre constante, chez ces hussards du dollar, est qu’ils retombent presque toujours sur leurs pieds. Le banlieusard Cioffi, pour le coup, fait figure d’exception. John Thain, l’ex-PDG de Merrill Lynch qui avait englouti 1,2 million de dollars dans la rénovation de ses bureaux (sa corbeille à papier à 1 400 dollars titille encore l’imagination des décoratrices new-yorkaises), et qui s’était fait débarquer pour avoir vendu il y a deux ans à Bank of America un Merrill Lynch en piteux état, a été nommé en février dernier à la tête de la banque CIT Group. Il perçoit un salaire de 6 millions de dollars, plus un bonus pouvant atteindre 1,5 million. Cocasse, quand on sait qu’avec la banqueroute de CIT, fin 2008, le Trésor public a dû passer par pertes et profits les 2,3 milliards de dollars d’aide qu’il avait injectés dans la banque.

Les « barons » de Wall Street ont une arme secrète. Ils résistent aux plus fortes tempêtes grâce à leurs réseaux. Exemple : Robert Rubin, l’ancien secrétaire au Trésor de Bill Clinton et l’un des chantres de la déréglementation financière. L’élégant Bob a finalement dû quitter Citigroup, autre banque que le contribuable a rattrapée par les bretelles à coups de dizaines de milliards. Qu’à cela ne tienne, il s’est payé le luxe de bouder de nombreuses propositions avant de rejoindre Centerview, une jeune banque d’investissement. Parallèlement, Rubin continue de hanter les lieux chics de l’intelligentsia : membre du conseil d’administration de Harvard, coprésident du Council on Foreign Relations, directeur de projet à la Brookings Institution…

Pendant la campagne présidentielle de 2008, Barack Obama avait promis de mettre fin aux relations incestueuses entre le pouvoir et les milieux financiers. Mais il avait aussi reçu plus de contributions, de la part des banques, que son concurrent républicain. Plus grave, la nomination de Larry Summers (son conseiller économique principal) ou celle de Tim Geithner (secrétaire au Trésor) avaient signé la victoire de la « bande à Rubin ». Résultat, deux ans plus tard ? « Tout cela va revenir à la figure d’Obama comme un boomerang, et risque même de compromettre sa réélection », prédit Bill Black, l’avocat teigneux. La culture d’impunité, certes, est bien antérieure à Obama.

Le problème, pour le président, est que les mauvaises habitudes ont persisté après son élection : l’Attorney General (ministre de la Justice) Eric Holder est le même qui, avocat d’affaires, lançait ce cri du coeur en 2002 : «N’inculpez pas WorldCom !» Le PDG de la firme était pourtant l’auteur de l’une des fraudes les plus éhontées. Aujourd’hui, ils sont nombreux ceux qui dans l’équipe Obama, héritiers des reflexes d’antan, conseillent au président de ne pas engager de guérilla judiciaire avec les banques. La planète finance a frôlé le gouffre, disent-ils, elle s’est à peine remise de la catastrophe. Leurs mots d’ordre : pragmatisme et indulgence.

Devant autant de magnanimité, on pourrait s’attendre à ce que Wall Street ménage Obama. Même pas. Ils le haïssent. Stephen Schwarz man, le patron du fonds d’investissement Blackstone, est allé jusqu’à comparer sa politique à « l’invasion de la Pologne par Hitler en 1939 ». Le crime du président ? Il souhaite que les profits de milliardaires comme Schwarzman soient soumis à l’impôt sur le revenu. Dure leçon : les Huns de Wall Street sont impudents, impénitents, indestructibles. Ils sont aussi ingrats.

Nouvel Obs

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