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Glaneurs des villes, glaneurs des champs. Au XIXe siècle, les glaneuses, c’était ces paysannes immortalisées par le tableau de Millet qui ramassaient dans les champs les épis ayant échappé aux moissonneurs. Cette pratique date du Moyen Âge.

Les glaneurs (peinture à l’huile, 1883) – Georges Laugée

Une ordonnance de 1550 permet aux « personnes infirmes ou âgées, les enfants et les indigents qui ne peuvent pas travailler, de ramasser les épis de blé dans les champs après que le laboureur aura enlevé les gerbes », pendant trois jours, après le lever du soleil. À cette époque, il s’agissait d’un « droit d’usage sur la production agricole, réservé aux plus pauvres et aux nécessiteux ».

À l’heure du chômage de masse et de la précarité accrue, cette pratique qui s’inscrit dans le cadre d’un système de débrouille revêt une dimension essentiellement urbaine. Sur les fins de marchés ou autour des poubelles des rues commerçantes, on parle dorénavant de « glanage alimentaire » ou de « glanage urbain ».

Étudiants, mères de famille, chômeurs, retraités… pour survivre il n’ont qu’une solution : glaner les fruits et légumes à la fin des marchés ou faire les poubelles des commerçants. Karine, Joseph, Emilio et Fatima ont accepté que nous les suivions dans leur quête. Le phénomène n’est pas nouveau. Mais comme le montre une étude récente, il prend de l’ampleur. Crise oblige.

Il est 14 heures, c’est la fin du marché, boulevard de Belleville, dans le XXe arrondissement de Paris. C’est l’heure où se vident les étals aux odeurs vives, où ronronnent les moteurs des camions maraîchers. L’heure où les balayeuses vertes des services de propreté de la ville commencent à entrer en action pour nettoyer les trottoirs jonchés de fruits pourris et de légumes fatigués. C’est le moment choisi par les glaneurs pour entrer en action. Équipés de paniers en osier, de cabas à roulettes ou de vieux sacs plastiques, ils furètent autour des détritus abandonnés sur la chaussée, à la recherche d’aliments comestibles jugés inaptes à la vente par les commerçants.

Grappillage, cueillette, ramassage au sol, récupération, recyclage : les termes ne manquent pas pour qualifier cette pratique célébrée par Agnès Varda dans son film les Glaneurs et la Glaneuse (2000). Ces fouineurs grappillent les restes de la société de consommation dans les poubelles des magasins ou sur les étals quand les marchands remballent. À Belleville, ils sont une cinquantaine à se précipiter ainsi sur les invendus pour se nourrir : des hommes et des femmes, des jeunes et des personnes âgées, des enfants parfois, qui s’alimentent de fruits et légumes abîmés ou de carcasses de poissons destinées à la benne à ordures. Étudiant fauché, sans-emploi, SDF, salarié ou retraité : le glaneur n’a pas de profil sociologique type. Les 30-40 ans sont les moins présents sur les sites de glanage, à l’exception des étrangers qui comptent une proportion signifi­cative de femmes en âge d’avoir des enfants au foyer. Les plus de 60 ans sont en revanche fortement représentés.

Cette activité n’est pas l’apanage des personnes sans logement, au contraire. Avoir un toit est souvent l’une des conditions d’un glanage efficace, parce que le fait de pouvoir cuisiner permet d’élargir le choix des aliments. Toutes ces informations sont contenues dans une passionnante enquête, qui vient d’être publiée par le Centre d’étude et de recherche sur la philanthropie

(Cerphi) : Glaneurs dans les villes. Ce document inédit de 140 pages, que La Vie s’est procuré, montre bien la disparité des profils et des motivations de ces nouveaux indigents qui ont tous un point commun : les difficultés économiques. Impossible à quantifier, le phénomène semble s’être accentué avec la crise. D’ailleurs, explique l’un des enquêteurs, Hadrien Riffaut, qui a mené un véritable travail de fourmi, « bénéficier de prestations sociales ou de l’aide alimentaire n’empêche pas de passer à l’acte ». Les entretiens, réalisés avec une quarantaine de glaneurs rencontrés à Paris et dans plusieurs villes de province, disent la honte éprouvée par certains retraités qui font les poubelles parce que le minimum vieillesse (700 € par mois) ne suffit pas. Ils mettent aussi en lumière le « sens de la débrouille » d’étudiants qui revendiquent le glanage comme un moyen provisoire d’améliorer leur quotidien, sans demander de l’aide aux associations caritatives.

Si le ramassage des produits invendus sur les marchés, comme l’expliquent les auteurs, est « moins stigmatisant que dans d’autres contextes », la pratique immémoriale du glanage relève surtout, en ville, d’un grand désarroi social. Cette étude récente fait suite à une première exploration plus limitée du phénomène en 2008. Plus qualitative que quantitative, elle permet indirectement de dresser le portrait-robot du glaneur des ­villes. S’il a choisi de passer à l’acte, c’est généralement après avoir tenté d’autres solutions : restrictions, produits discount, aide alimentaire, manche… Le plus souvent, il possède un logement, mais vit parfois dans la rue. Il y a alors consommation immédiate, sans préparation. À moins d’avoir des enfants à charge, il a rarement recours à l’aide alimentaire. Il en a une image négative, associée à l’assistanat et à une nourriture peu diversifiée. Il considère les produits glanés comme consommables, sans danger pour la santé, dotés de « qualités nutritionnelles et gustatives équivalentes à ceux achetés ». Selon lui, ces produits contribuent à assurer une alimentation équilibrée. Il s’agit souvent de fruits et de légumes qu’il n’a pas les moyens de payer.

« La tolérance sociale autour du glanage tend à augmenter, mais les conditions de son exercice n’en sont pas réellement améliorées », explique Hadrien Riffaut. En effet, le gaspillage étant de plus en plus mal perçu, l’opinion publique fait preuve d’une certaine compréhension à l’égard de ceux qui fouillent les poubelles. Pourtant, cette contribution du glanage à la lutte contre la gabegie n’est pas reconnue : celui-ci est toujours envisagé sous l’angle de la gêne occasionnée (attroupements, propreté du trottoir…). Ce paradoxe pèse sur l’attitude des ­commerçants, dont la bienveillance se transforme souvent en méfiance. Pour Hadrien Riffaut, « le commerçant qui manifeste sa solidarité, en favorisant le glanage, court davantage le risque de se voir pénalisé en raison du désordre induit, qu’il n’a de chance d’être récompensé pour avoir limité le gaspillage ».

À Belleville, entre maraîchers et glaneurs urbains, la cohabitation n’est pas toujours idyllique. José s’est fait plusieurs fois rabrouer par des commerçants. Réfugié politique, il est originaire d’Europe de l’Est. Bananes, oranges et courgettes déchiquetées remplissent un de ses deux sacs. Dans l’autre, deux pastèques défoncées et quelques avocats noircis. Faire les fins de marché est l’unique moyen de subsistance de cet homme affable, qui ne « peut compter sur personne ». Maria, Portugaise de 54 ans, est gardienne d’immeuble et aide-ménagère à domicile. Habituée à faire ses commissions « comme tout le monde », elle s’arrête parfois sur le chemin du travail pour dégotter un ou deux fruits dans les cagettes empilées le long du trottoir.

Responsable de deux stands, Lucie raconte : « Les glaneurs se concentrent autour des poubelles. Ils ont des chariots, un, parfois deux. La plupart sont des femmes. Certaines envoient leurs enfants vider les cartons n’importe comment et ça me met en rogne. Ce sont toujours les mêmes. Parfois, c’est la bagarre, ils se disputent les contenus et s’envoient des salades à la figure. »

Premier arrivé, premier servi. Le glanage n’échappe pas à la concurrence. Ce qui contribue à déclencher l’hos­tilité de certains commerçants. Car, pour contenir les troubles, et surtout pour éviter d’être verbalisés pour non-respect de la réglementation (les trottoirs devant le magasin doivent rester propres), certains préfèrent détruire ce qu’ils jettent en déversant, par exemple, de l’eau de Javel sur les produits jugés périmés. Une pratique dénoncée en son temps par Martin Hirsch, quand il était haut-commissaire aux solidarités actives.

Pour le Cerphi, à cause du nombre croissant de glaneurs, les conditions de récolte seraient en train de se durcir, « rendant particulièrement vulné­rables les personnes les plus dépendantes de cette pratique ». Parmi elles, les femmes, nombreuses. À chaque fin de marché, elles font le plein. « Je n’ai pas de retraite et j’ai besoin de manger », lâche Sylviane, 58 ans, qui n’habite pas le quartier, mais vient à Belleville par souci de discrétion. « Vous comprenez, je ne voudrais pas être reconnue par l’un de mes voisins. » La conversation n’ira pas plus loin. Comme beaucoup de ses compagnons d’infortune, Sylviane n’a pas du tout envie de raconter sa vie. Ni d’étaler les raisons qui l’ont conduite à se plier chaque jour en deux pour récolter sa nourriture. C’est aussi ce qui fait la valeur de l’étude du Cerphi, dont les enquêteurs, à force de patience, ont réussi à recueillir des témoignages approfondis. Espérons que les responsables politiques et associatifs s’en saisiront afin de répondre à cette nouvelle réalité sociale.

Emilio, le champion des poubelles

Il loge dans un immeuble HLM de la proche banlieue, mais vient quotidiennement dans le centre de Paris retrouver ses copains et ses compagnons de galère. Et faire les poubelles des commerces du coin. À 45 ans, Emilio est un habitué des lieux. Cela fait plus de 20 ans qu’il fréquente le quartier. Il est aussi un expert de la récupération alimentaire. Et il ne s’en cache pas. « Il faut bien manger, dit-il, et cela me permet de continuer à payer mon loyer. » Bénéficiaire d’un RSA (440 € par mois), Emilio doit aussi payer le lavomatic et ses factures d’électricité. Il n’a pas de téléphone. Sinon, il se contente d’acheter ce qu’il appelle les « produits de base » : huile, vinaigre, savons, dentifrice et… vin et tabac !

Tout le reste, il le trouve dans les bennes à ordures des magasins. « Personne ne peut mourir de faim à Paris, affirme-t-il. Celui qui meurt de faim ici, excuse-moi, c’est vraiment un naze ! »

Ce jour-là, la cueillette a été bonne : quelques boîtes de conserve cabossées et un lot d’escalopes de jambon emballées sous Cellophane. « Au moins, celles-là, ils ne les ont pas abîmées », lance-t-il fièrement. Inquiet de la réaction des riverains, le nouveau gérant du supermarché a en effet donné consigne à ses employés de détruire les surplus pour décourager toute forme d’attroupement autour des poubelles de son magasin.

Toujours muni de son sac à dos, dans lequel se trouve sa bouteille de vin enveloppée d’un plastique, Emilio pratique une récupération sélective, concentrée sur ses besoins du jour, en fonction de ce qu’il a chez lui comme plat ou comme accompagnement potentiel. Il prend de manière mesurée et range soigneusement ses produits dans son sac. « Comme je n’ai pas de réfrigérateur, je prends un peu plus le samedi », en prévision de la fermeture dominicale.

Joseph, le retraité qui partage

Lorsqu’on l’aperçoit pour la première fois, déambulant au milieu des stands, on pourrait croire qu’il s’agit d’un homme politique en pleine campagne électorale. Une poignée de main par ci, un bonjour par là, Joseph, 65 ans, est ici chez lui. Tous les commerçants le connaissent. Certains lui ont déjà mis quelques cagettes de côté. Depuis 15 ans qu’il fréquente le marché Dupleix, dans le XVe arrondissement de Paris, l’homme qui vit d’une petite retraite a su nouer des liens qui lui permettent de récolter un maximum de marchandises en un minimum de temps. Mais les chariots qu’il remplit frénétiquement ne sont pas destinés à sa seule consommation. Joseph est en « service commandé ». Il oeuvre pour le foyer de Grenelle, un centre social protestant, qui, tous les mercredis soir, organise un repas exclusivement constitué de produits alimentaires recyclés.

« Glaner, cuisiner, partager », telle est la devise de ce bénévole et de ses compagnons qui travaillent activement pour que les produits récoltés deviennent source de convivialité. « C’est mieux qu’au restaurant. Nous préparons un vrai repas, riche et équilibré, pour au moins une trentaine de personnes », lance fièrement cet ancien conducteur de travaux qui mène tout son petit monde à la baguette. Rien ne doit être perdu. Ce soir, au menu, il y aura une soupe de légumes, des salades de courgettes, tomates et haricots verts, des asperges et des fèves à l’huile d’olive, du gratin de chou-fleur, du riz au poulet et un magnifique gâteau aux poires et aux fraises. Et s’il en reste, cela sera distribué dans des bocaux. « Quand on voit tous ces gens qui ne mangent pas à leur faim, on n’a pas le droit de perdre quoi que ce soit. »

Karine, la précaire écolo

Faire les poubelles et manger bio, sain et équilibré, c’est possible ! C’est en tout cas l’expérience de Karine, 26 ans, étudiante fauchée à Paris, qui, depuis deux ans, ne se nourrit quasi exclusivement que de produits en fin de vie, qu’elle récolte sur le trottoir du magasin bio de son quartier ou à la fin du marché. « Vous n’imaginez pas tout ce qu’on peut trouver dans une benne à ordures ! » Grâce à l’énorme quantité de fruits et de légumes qu’elle ramasse deux fois par semaine, la jeune femme qui ne dispose que de 250 € maximum par mois (baby-sitting) passe son temps à faire des soupes ou des gratins. Poisson, viande ou volaille viennent enrichir ses agapes. Elle n’a que l’embarras du choix. Pour le reste, tout dépend des saisons. « Je mange beaucoup plus varié qu’avant, lorsque je faisais les courses au supermarché. »

Tout a commencé, presque par hasard, il y a deux ans. Karine avait entendu parler du mouvement des Freegans, qui vivent de la récupération des déchets. Un jour, un de ses amis ouvre « par curiosité », en sa compagnie, la poubelle d’un supermarché bio. Ce qu’ils y découvrent les incite à revenir rapidement dotés de grands sacs. « Je me souviens d’une sensation euphorique : waouhh, tout ce qu’on va manger sans avoir besoin de l’acheter ! » Depuis, Karine est devenue une glaneuse régulière, et fière de l’être. « C’est génial, j’achète juste les trucs qu’on ne trouve pas dans les poubelles, genre thé, café, épices, lessive ou papier toilette. » Le frigo et le congélateur de l’appartement, qu’elle occupe en colocation avec trois autres étudiants, sont toujours pleins. « L’hiver, on entrepose sur le balcon et, quand ça déborde, je fais des conserves. » Karine, qui a toujours une poche en tissu dans son sac à main, « au cas où », a l’intention d’investir dans un Caddie. Le bonheur, quoi !

La Vie

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