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La Croisette a présenté ce week-end quatre films qui s’inspirent de la crise financière, dont une oeuvre remarquable «Cleveland vs Wall Street» de Jean-Stéphane Bron. Un documentaire qui met en scène un procès intenté contre Wall Street par de vraies victimes des dérives de la finance, avec de vrais avocats et un vrai juge.

Ce que Cannes peut être cocasse parfois. Quoi de plus croquignolet, en effet, que d’entendre une star comme Michael Douglas, qui a touché jusqu’à 20 millions de dollars par film dans les années 90 et qui trône sur une fortune estimée à 200 millions de dollars, répondre, parcouru par des sueurs froides, à des questions sur le plan de sauvetage de la Grèce ou la possibilité, ou non, de moraliser les marchés financiers? Rien de plus croquignolet, sinon, peut-être le film qu’il est venu défendre hors compétition: Wall Street – l’argent ne dort jamais d’Oliver Stone, enfonceur de portes ouvertes qui signe là une comédie amusante sur le monde de la finance, un peu comme si Tex Avery avait illustré l’expression «Un éléphant dans un magasin de porcelaine.» Stone n’hésite par exemple pas à appuyer un dialogue sur l’explosion de la bulle spéculative en filmant des enfants qui s’amusent à souffler des bulles de savon.

D’une certaine manière, c’est un tournant dans l’histoire du cinéma dont on a toujours dit qu’il était incompatible avec les plongées dans les arcanes de l’économie. Il est vrai que, hormis quelques films de l’ère yuppie (Wall Street, Working Girl, Le Bûcher des vanités), peu de tentatives ont laissé des traces. Qui se souvient vraiment d’Executive Suite (Robert Wise, 1954), de Rollover (Alan J. Pakula, 1981)?

Le cinéma cherche toujours des publics potentiels, autrement dit des soucis qui touchent un large éventail de la population. Surtout aux États-Unis, depuis que la fin du Far West, puis la fin de la Guerre froide ont bloqué le levier qui permettait d’exprimer le monde en noir et blanc. Où sont passés les grands méchants? Il y a bien l’avenir écologique de la planète, mais hormis James Cameron avec son Avatar, personne ne voit vraiment comment, à moins d’imaginer une révolte des ibiscus et des poissons-clowns, retrouver un manichéisme rentable à partir de la cause verte.

C’est dire que le dérapage incontrôlé du monde de la finance est presque accueilli avec soulagement par le cinéma. Quel spectateur n’est pas touché par la crise de septembre 2008? Et voilà que l’analyste financier ou le patron d’institution bancaire remplacent avantageusement le fourbe espion de l’Est (même immoralité, même rictus sardonique). Seule difficulté: le vocabulaire économique. Mais les dossiers de presse, surtout celui du documentaire Inside Job de Charles Ferguson, proposent des glossaires destinés à rendre les expressions «titrisation» ou «commercial mortgage-backed security» aussi attrayantes que, aux grandes heures du Rideau de fer, celles de «cryptologie» ou «renseignements d’origine source ouverte.»

Reste à savoir comment cette rencontre entre le cinéma et l’économie trouve son accomplissement aujourd’hui. Première nouvelle: elle génère de bons films. Deuxième nouvelle: son message principal consiste à dénoncer la dérégulation du système financier depuis les années 80. La déclinaison sous forme de fiction, celle, paradoxalement très bling-bling, d’Oliver Stone mais aussi celle, plus sobre, de l’Allemand Christoph Hochhäusler dans Unter Dir die Stadt, entre là où les caméras n’ont pas accès: dans l’antre des méchants rois de la finance dont les bureaux surplombent une classe moyenne en voie de disparition. Et, dans les deux cas, des histoires familiales ou amoureuses se chargent de remettre les manants sur les rails de la morale.

Sous forme documentaire, c’est-à-dire dans Inside Job, les méchants sont absents, et le cinéaste Charles Ferguson précise continuellement, histoire d’enfoncer le clou, leur refus de participer au film. Par contre, les chiffres, graphiques animés, analystes, éminences de l’économie, mais aussi prostituées qui ont égayé la vie de Wall Street ne manquent pas et démontrent par A + B la mécanique de la bombe à retardement. Et si quelques représentants kamikazes du milieu bancaire acceptent d’être filmés, c’est surtout pour assurer les plages de rires sur un océan d’informations effrayantes.

Rien de bien neuf donc si le Lausannois Jean-Stéphane Bron n’avait réussi à glisser, dans la prestigieuse section La Quinzaine des réalisateurs, son Cleveland vs Wall Street. Le réalisateur réussit une prouesse à la mesure de la crise: l’invention d’une nouvelle forme cinématographique. Ni fiction ni documentaire, son film montre un procès qui n’a pas eu lieu, celui que la ville de Cleveland, sinistrée par les saisies immobilières, a essayé et essaie toujours d’intenter à 21 banques de Wall Street. Le cinéaste a réuni les différentes parties, avec de vrais avocats et un vrai juge, dans une vraie salle de tribunal. Il en ressort un chef-d’oeuvre, qui rend justice dans tous les sens du terme. Aux victimes, aux spectateurs, au cinéma.

Le Temps

Cleveland vs Wall Street – Extraits

Extrait 1:

Extrait 2:

Extrait 3:

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