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Déjà critiquée pour son rôle peu orthodoxe dans la gestion de la dette grecque et le sauvetage d’AIG, la firme la plus en vue de Wall Street se retrouve cette fois officiellement au coeur d’un gigantesque scandale. Goldman Sachs et son trader chargé des produits structurés, Fabrice Tourre, ont-ils abusé les clients investisseurs en vantant les mérites de produits toxiques ?

Le gendarme a finalement sifflé. La décision surprise de la Securities and Exchange Commission (SEC) de déposer une plainte civile pour fraude à l’encontre de Goldman Sachs et de l’un de ses traders chargé des produits structurés, le Français Fabrice Tourre, trente et un ans, a fait l’effet d’une bombe, ce week-end à Wall Street. Derrière l’initiative de la SEC, c’est un gigantesque conflit d’intérêts au sein de la banque la plus profitable de Wall Street (13,4 milliards de dollars de résultat net en 2009) qui est visé. Et depuis la nomination par Barack Obama de Mary Schapiro à sa tête, le 27 janvier 2009, la SEC n’a pas la réputation d’agir à la légère.

« De plus en plus d’effet de levier dans le système. L’édifice tout entier peut maintenant s’effondrer à chaque instant… Le seul survivant éventuel : le fabuleux Fab [son propre surnom, NDLR]… debout au milieu de toutes ces opérations exotiques, complexes, à très fort effet de levier, qu’il créa sans nécessairement saisir toutes les implications de ces monstruosités !!! »

Ainsi s’exclamait Fabrice Tourre, le 23 janvier 2007, dans un courriel adressé à un ami saisi par les enquêteurs de la Fed. Preuve relativement claire qu’il était conscient qu’une bombe avait été amorcée, et pas forcément au bénéfice de tous ses clients. Le 11 février 2007, le jeune centralien était plus concis, sinon moins éloquent : « Le biz’ du CDO est mort, il ne nous reste plus beaucoup de temps ! » Désormais, la jeune recrue de Goldman Sachs a fait son entrée dans Wikipedia et ses courriels n’ont pas fini de laisser des traces à Wall Street.

« En clair, selon la SEC, Goldman Sachs a dit à John Paulson [le fondateur du fonds spéculatif Paulson & Co., NDLR] : « On va trouver des pigeons pour leur dire que le “subprime”, c’est génial », résume un ancien trader de la Société Générale spécialisé dans la titrisation d’actifs et les dérivés de crédit (CDO, CDS…). « S’il est prouvé que Fabrice Tourre sélectionnait des obligations structurées dont Paulson & Co. savait qu’elles allaient faire défaut, c’est l’équivalent d’une gigantesque fraude à l’assurance », ajoute-t-il. Certes, le produit était nouveau et complexe, mais les conflits d’intérêts sont vieux comme le monde, insiste la SEC. « Goldman, à tort, a permis à un client qui jouait contre le marché hypothécaire d’influencer lourdement le choix des titres immobiliers qui devaient être inclus dans un véhicule d’investissement, alors qu’au même moment la banque disait à d’autres investisseurs que ces titres étaient choisis par un tiers indépendant et objectif », traduit Robert Khuzami, le directeur de l’ « Enforcement Division » (le service de surveillance et d’application des règles) de la SEC. L’accusation n’est pas vraiment nouvelle puisqu’elle figurait en toutes lettres dans un article du « New York Times » du 24 décembre, avec les noms de deux traders particulièrement « agressifs » dans les CDO synthétiques incriminés (« collateralized debt obligations ») : le centralien Fabrice Tourre et son collègue Jonathan Egol, trente-sept ans, diplômé de Princeton et l’un des principaux concepteurs de la « gamme » de 25 véhicules de titrisation Abacus, lancés de 2004 à 2008 pour une valorisation totale de 10,9 milliards de dollars.

« Seulement la pointe de l’iceberg »

Mieux : dans une biographie semi-autorisée de John Paulson, fondateur de Paulson & Co., publiée fin 2009, le journaliste du « Wall Street Journal » Gregory Zuckerman raconte par le menu ses rendez-vous avec les équipes de Goldman Sachs, début 2007, pour mettre au point son gigantesque pari sur la baisse du marché immobilier. Un pari audacieux qui va permettre à ses fonds d’engranger quelque 15 milliards de dollars sur la crise du « subprime » grâce à l’aide de son associé italien Paolo Pellegrini, un transfuge de Lazard que John Paulson a croisé à ses débuts, chez Bear Stearns. « L’un comme l’autre ne pensaient pas qu’il y avait le moindre mal à travailler avec différents banquiers pour créer davantage d’investissements toxiques », écrit Gregory Zuckerman.

Tout le monde ne pense pas comme eux. « C’est l’usage le plus cynique de l’information de crédit que j’aie jamais vu. Lorsque vous achetez une protection contre un événement que vous contribuez à susciter, c’est comme si vous achetiez une assurance incendie sur la maison de quelqu’un d’autre avant d’y mettre le feu », a confié au « New York Times » le fondateur de R&R Consulting, Sylvain Raynes, consultant et auteur d’un ouvrage sur les produits structurés. Certes, Goldman Sachs conteste aujourd’hui vigoureusement les accusations de la SEC. « La transaction n’a pas été conçue comme une manière pour Goldman Sachs de “shorter” le marché du “subprime” », assure la banque en rappelant qu’elle a perdu elle-même plus de 90 millions de dollars dans la transaction. Mais nombre d’experts considèrent que la SEC ne se serait jamais lancée dans une telle action sans de solides arguments. « C’est seulement la pointe de l’iceberg », estime James Hackney, professeur de droit à la Northeastern University, qui s’attend à un déluge de recours judiciaires, y compris d’éventuelles « class actions » ou des plaintes pénales à l’encontre des traders incriminés.

Parier contre les intérêts de ses clients investisseurs. Pour la firme dirigée par Lloyd Blankfein, l’ancien négociant d’or promu à la tête de la firme en 2006, c’est le pire des affronts. Jusqu’ici, ce fils d’un postier du Bronx, boursier de Harvard, connu pour sa gouaille et son approche « agressive » de la prise de risque, s’en est tenu à une ligne de défense inaltérable : Goldman Sachs s’adresse à des « investisseurs sophistiqués ». Les clients institutionnels de Goldman (compagnies d’assurances, fonds de pension…) ont l’habitude de prendre des risques en connaissance de cause, a-t-il répété devant la commission d’enquête parlementaire sur la crise financière, le 13 janvier, avec un petit sourire en coin plus narquois que contrit. Sans visiblement convaincre le président de la commission, Philip Angelides, qui lui a rétorqué : « Pour moi, cela revient à vendre des voitures avec des freins détraqués et ensuite acheter une police d’assurance sur les acheteurs de ces voitures. » Pas assez de contrition et encore un peu trop d’arrogance. La stratégie du bunker ne suffit plus.

Image de profiteur de crise

Dans sa lettre du 7 avril aux actionnaires, Goldman Sachs a voulu prendre les devants en se défendant d’avoir « parié contre ses clients » et en se retranchant derrière son rôle de « teneur de marché. » « Contrairement à certaines allégations, la firme n’a jamais généré d’énormes revenus ou profits en pariant contre les produits liés au marché immobilier résidentiel. C’est plutôt notre politique de réduction des risques relativement précoce qui a fait que nous avons perdu moins d’argent que nous aurions pu le faire quand le marché résidentiel a commencé à se détériorer rapidement », ont expliqué le PDG de Goldman Sachs, Lloyd Blankfein, et son directeur général délégué, Gary Cohn, dans leur lettre de huit pages aux actionnaires. Peine perdue.

Malgré son vibrant plaidoyer pro domo, la banque souffre toujours d’une image de profiteur de crise que sa proximité « congénitale » avec le Trésor n’a fait qu’aggraver aux yeux du public. Le coup de semonce de la SEC est d’autant plus sérieux qu’il s’ajoute à une longue liste de griefs à l’encontre de la grande machine à bulles, comme l’a stigmatisée un article très remarqué du magazine « Rolling Stone », en juillet 2009. Outre son rôle controversé dans la gestion de la dette publique grecque dès 2001, à travers des swaps de change peu orthodoxes, Goldman Sachs a dû aussi se défendre d’avoir précipité la chute de l’assureur AIG en misant sur l’effondrement des CDS (« credit default swaps ») et en bénéficiant d’une grande part des remboursements de contreparties par le Trésor américain en septembre 2008. A ce sujet, une enquête de la SEC a d’ailleurs été également ouverte sur les relations entre Goldman Sachs, AIG et la Société Générale. Longtemps considérée comme intouchable pour ses relations privilégiées avec le Trésor, « Government Sachs » n’est plus au-dessus de tout soupçon.

Les Échos

(Merci à Pakc)

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