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Les diplomates américains misent sur le fait que les personnalités noires et d’origine maghrébine seront les décideurs de demain.

Il y a 30 ans, les invités du Programme des visiteurs internationaux (International Visitor Leadership, un programme d’échanges dont le but est de construire une «compréhension mutuelle» entre les pays des invités et les États-Unis) s’appelaient Nicolas Sarkozy, François Fillon ou Lionel Jospin… Aujourd’hui, l’ambassade américaine à Paris, qui gère ce programme pour la France, est en train de tisser un réseau de jeunes leaders Français issus de l’immigration.

Depuis environ 10 ans, plusieurs groupes invités par le Département d’État (l’équivalent du ministère des Affaires étrangères) partent chaque année étudier les problématiques d’égalité des chances aux États-Unis, où ils rencontrent, entre autres, des policiers noirs en Alabama, des avocats du département de la Justice, des lycéens de l’Indiana et un ou deux intellectuels conservateurs. Avec leurs interprètes personnels, les visiteurs sillonnent le pays pendant trois semaines, des ghettos de Washington aux grandes universités de la côte ouest.

Une priorité après le 11-Septembre

Sur la trentaine de Français qui font le voyage chaque année, plus d’un quart suivent désormais un programme sur le thème de l’intégration. Les élus du printemps 2010 étaient, entre autres, Rokhaya Diallo (de l’association Les Indivisibles), Najat Azmy (de l’Acsé, l’Agence nationale pour la cohésion sociale et l’égalité des chances) et Ekoué Labitey, rappeur du groupe La Rumeur.

Les diplomates américains misent désormais sur le fait que ces personnalités noires et d’origine maghrébine seront les décideurs de demain. «Nous pensons que ces gens vont avoir des postes importants», dit Lora Berg, l’attachée culturelle de l’ambassade.

La modification de la guest-list est devenue une priorité après le 11-Septembre et pendant la guerre en Irak. Il s’agissait pour le Département d’État de tenter d’améliorer l’image de l’Amérique aux yeux des musulmans d’Europe, d’où les invitations de plusieurs Français d’origine arobo-musulmane. Au fur et à mesure, la question de l’islam a laissé place à un intérêt pour les minorités en général, notamment depuis les émeutes de 2005.

Le programme fait certes partie d’une stratégie diplomatique de séduction, mais les visiteurs, qui «coûtent» environ 5.000 euros chacun, ne se sentent pas manipulés.

L’itinéraire ne fait pas l’impasse sur les quartiers chauds, et les invités peuvent suggérer des étapes qu’ils jugent importantes.

Pour ces Français issus de la diversité, l’impression d’être reçus en VIP, et en tant que représentants de la France, est en fort contraste avec la façon dont ils se sentent traités dans l’Hexagone. «Les Américains voient en nous des gens qui ont du potentiel, explique Rokhaya Diallo lors de son récent passage à New York. Ils estiment que nous aurons un rôle important à jouer dans notre pays, alors que la France ne nous reconnaît pas forcément à ce niveau-là.»

Ekoué Labitey, dont le partenaire musical Hamé est poursuivi en justice depuis huit ans pour diffamation contre la police nationale, a été ici invité à intervenir lors d’un cours sur le hip hop dans une université de Washington. «Ekoué est plus qu’un rappeur, c’est un activiste, un intellectuel», assure Lora Berg, de l’ambassade.

Mais on a beau les caresser dans le sens du poil, les Frenchies gardent leur esprit critique. («Attention, je suis pas un groupie, je ne suis pas venu pour dire : vous êtes les meilleurs target=”blank”!», prévient Ekoué). Socialement, la France n’a rien à envier au pays d’Obama, reconnaissent la plupart des anciens «visiteurs». En mars, la petite troupe de Français a notamment fait un tour dans le quartier noir d’Anacostia, à quelques stations de métro de la Maison Blanche: «C’est vraiment la zone. Je viens du 93, mais là c’est un autre niveau», se souvient Rokhaya Diallo.

Ne pas copier, mais repérer

Dire que la pauvreté est pire qu’en France, et qu’elle touche les Afro-Américains de manière disproportionnée, ne signe pas pour autant la fin de la conversation. Au cours du voyage, les invités ont noté de nombreuses initiatives dont ils jugent que leur pays pourrait s’inspirer. Il ne s’agit pas de tout copier, mais de repérer ce qui marche, car en ce qui concerne la diversité dans les entreprises ou encore le système légal anti-discrimination, les visiteurs sont sûrs d’une chose: la France a du retard.

Habitués à vivre dans un pays où la plupart des regroupements par communauté ne sont pas toujours vus d’un bon œil, nos jeunes «leaders» ont été surpris de voir que ce qui s’appellerait communautarisme en France n’avait pas de connotation négative outre-Atlantique. Des Haïtiens-Américains qui aident leurs compatriotes à s’insérer, des entrepreneurs d’origine pakistanaise qui forment des réseaux, des journalistes hispaniques qui fondent un magazine en espagnol, les combinaisons se déclinent à l’infini.

«Les noirs ou les latinos constituent des organisations économiques et culturelles sur la base de leur minorité. Et ils ne s’en cachent pas. Ils n’ont pas besoin d’ajouter: attention, on me menace personne, on est républicains», note la fondatrice des Indivisibles, à qui l’on demande souvent (un peu trop à son goût) s’il y a aussi des blancs dans son association.

L’envers de la médaille, ce sont des quartiers peu mélangés, où les communautés existent en vase clos. Mais la façon souple de se vivre Mexicain-Américain ou Chinois-Américain a beaucoup intéressé les Français habitués à un modèle républicain qui pousse à l’assimilation. Najat Azmy, une ancienne conseillère municipale PS, qui se rappelle de son arrivée en France du Maroc à 8 ans, sa famille complètement coupée de toute communauté marocaine, avec des instituteurs qui lui interdisaient de parler arabe à la maison, a été fortement marquée par une cérémonie de naturalisation à Indianapolis: «Chaque nouveau citoyen annonce son pays d’origine… Le juge leur dit de venir avec leurs identités diverses, qui vont s’ajouter à l’identité américaine. On encourage les gens à conserver leur culture, c’est quelque chose de très fort.»

Ces minorités très présentes dans la société civile bénéficient aussi d’un statut juridique particulier qui permet une lutte contre les discriminations efficace, notamment en ce qui concerne l’emploi. En France, à CV équivalent, un candidat avec un patronyme maghrébin reçoit trois fois moins de propositions d’entretiens qu’un demandeur d’emploi qui s’appellerait François Dupont, selon une étude de 2006 par l’Observatoire des discriminations. Un niveau de discrimination «impensable aux États-Unis», selon Ali Kismoune, le président du Club Rhône-Alpes Diversité, et invité du Département d’État l’année dernière. Frédéric Callens de l’Acsé, un autre ancien du programme, résume les choses un peu brutalement: «Si je m’appelais Mohamed, j’aurais plutôt envie de vivre aux Etats-Unis.»

En effet, le système juridique va assez loin dans ce domaine puisqu’au début de l’année, et pour ne citer qu’un exemple, le ministère de la Justice a poursuivi la ville de New York pour discrimination raciale dans son recrutement des pompiers, au motif que le test écrit utilisé par la ville depuis plusieurs années avait pour résultat d’écarter la plupart des minorités. Dans ce cas donc, montrer que l’examen menait de fait à une sous-représentation chronique des minorités suffisait pour faire un procès. (La ville a fait appel).

De retour dans leurs villes, certains anciens ont déjà commencé à mettre en application les quelques idées glanées outre-Atlantique. Ali Kismoune s’est inspiré de ses homologues américains lorsque son club a lancé des formations sur la diversité en entreprise, ainsi qu’une cérémonie des trophées de la diversité en partenariat avec le journal Le Progrès. Dogad Dogoui, le président d’Africagora, vient juste de rentrer de ses trois semaines de rencontres, mais il a déjà plusieurs partenariats en tête, notamment avec Catalyst, une organisation qui œuvre pour une meilleure représentation des femmes et des minorités dans les entreprises, ainsi qu’avec l’Indiana Black Expo, à laquelle il projette d’envoyer cet été des entrepreneurs d’origine africaine. Un autre ancien inspiré par les États-Unis, Fayçal Douhane (le président du club La France est en nous) a récemment proposé de n’attribuer des marchés publics qu’aux entreprises engagées dans la lutte contre les discriminations.

Un Obama français, ce n’est pas pour tout de suite

Et pour ceux qui se méfieraient de cette invasion d’idées américaines, le calvaire ne fait que commencer. En effet, l’Acsé et l’ambassade des États-Unis à Paris ont lancé en 2008 le programme des Jeunes Ambassadeurs, qui envoie une vingtaine de lycéens issus de milieux populaires aux États-Unis pendant deux semaines, avec immersion en famille obligatoire et visite de Washington. A leur retour, l’Agence pour la cohésion nationale les aide à trouver des stages en associations, et dans 10 à 15 ans, si tout se passe bien, ils referont le voyage, cette fois en tant que Visiteurs Internationaux.

L’ambassade affiche un solide optimisme en ce qui concerne la diversification des élites politiques hexagonales, mais à écouter les anciens visiteurs, un Obama français est encore loin. Najat Azmy, ex-conseillère municipale de Roubaix, en sait quelque chose. Pourtant soutenue par la direction nationale du PS et après un score de 42% aux législatives de 2007, elle a été éjectée des listes municipales par la section locale du parti (sans échapper à quelques injures racistes au téléphone).

Vue des États-Unis, la posture idéologique française, avec ses idéaux républicains d’ascension sociale au mérite, semble coupée de la réalité. C’est une seconde nature pour les Français de se méfier de l’influence de l’Oncle Sam, mais pour les invités qui s’appellent Rokhaya ou Mohamed, c’est plutôt l’immobilisme à la française qui inquiète.

Slate

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