Fdesouche

Par Arnaud Lechevalier, chercheur au Centre Marc Bloch à Berlin.
L’« affaire Schlecker » qui secoue actuellement l’opinion publique allemande est révélatrice de la précarisation de l’emploi outre-Rhin : de plus en plus d’entreprises remplacent leurs salariés en CDI par des intérimaires, en baissant au passage les salaires et en reportant sur les salariés les risques liés à la fluctuation de l’activité.

Première chaîne de drogueries en Europe (plus de 30 000 salariés, 4 milliards d’euros de chiffre d’affaires en 2008), Schlecker défraie la chronique outre-Rhin pour sa gestion des ressources humaines. Le comportement de cette entreprise est révélateur des conséquences de la déréglementation du marché du travail intervenue ces dernières années en Allemagne, et des abus auxquels elle incite.
La ministre du Travail Ursula von der Leyen (chrétienne-démocrate) est montée en personne au créneau en annonçant un « examen »des pratiques de l’entreprise et une éventuelle révision de la loi : « S’il se confirme qu’il existe des lacunes et des manques dans la législation (…), il faudra compléter la loi. »

Que reproche-t-on à Schlecker ? D’avoir fermé certaines filiales et licencié des salariés afin d’embaucher des travailleurs intérimaires à des salaires inférieurs (6,80 euros de l’heure contre 12,80 dans les anciennes filiales, selon le syndicat des services Verdi). Les salariés intérimaires concernés − plusieurs milliers selon le syndicat ont été placés par l’entreprise d’intérim Meniar, dirigée, ô surprise, par un ancien cadre dirigeant de Schlecker.

La dérégulation de l’intérim en Allemagne
Jusqu’aux réformes Hartz de 2004, le travail intérimaire (Arbeitnehmerüberlassung, plus communément appelé Leiharbeit, travail prêté) était régi en Allemagne par une loi de 1972 qui comprenait un ensemble de dispositions sur la durée maximale de la mission, l’interdiction de l’emploi répété, le traitement égal des intérimaires et des salariés, et l’interdiction de l’intérim dans certaines branches comme le bâtiment. Ces dispositions ont fait l’objet de plusieurs mesures de déréglementation dans le cadre des célèbres réformes Hartz du marché du travail mises en œuvre en 2004.
Les principales modifications ont eu pour objet de supprimer toute limite à la durée du contrat entre l’agence d’intérim et les intérimaires, d’abroger également la limite jusque-là en vigueur (24 mois) quant à la durée des missions et d’autoriser la réembauche. La révision a aussi reporté le risque chômage sur les travailleurs intérimaires, en synchronisant la durée du contrat de travail avec l’entreprise d’intérim et celle de la mission.
En revanche, les intérimaires doivent toujours être employés aux mêmes conditions (rémunération et temps de travail, notamment) que les salariés de l’entreprise où ils interviennent, mais avec plusieurs exceptions introduites par la réforme : dans le cas de l’embauche des chômeurs, la rémunération de ceux-ci peut être inférieure pendant une durée de six semaines, ou à moins qu’un accord régional de branche ne prévoie des dispositions moins favorables.
Ces dispositions ont eu pour effet d’inciter les entreprises d’intérim à recourir à des accords régionaux à clauses dérogatoires conclus avec des petits syndicats d’obédience chrétienne, dont la représentativité fait l’objet de contestations juridiques. Par ce biais, l’égalité de rémunération prévue dans la loi peut être vidée de son contenu.
Justifications et conséquences
La déréglementation du travail intérimaire est classiquement justifiée par un meilleur appariement entre les offres et les demandes de travail, la nécessité d’un cadre réglementaire moins contraignant pour le licenciement, la réduction des coûts salariaux et, évidemment, l’intérêt bien compris des chômeurs (incitation à la reprise d’emploi, possibilité pour les chômeurs de « signaler » leur disponibilité à travailler)…
Cependant, l’affaire Schlecker est révélatrice du fait qu’un nombre croissant d’entreprises substituent à leurs salariés en CDI (Stammbelegschaft) des salariés en intérim. Selon des estimations concordantes, c’est le cas d’un quart des entreprises recourant à l’intérim.
Parallèlement, les agences d’intérim jouent un rôle croissant dans le placement des chômeurs à n’importe quel prix (conditions de travail et salaire). Les entreprises qui ont recours aux intérimaires profitent du « tri » de la main-d’œuvre effectué par les agences d’intérim.
De fait, le risque lié aux fluctuations de l’activité est reporté sur l’entreprise d’intérim, qui elle-même tend à le reporter sur le travailleur concerné. 12 % des travailleurs intérimaires allemands travaillent pendant une période plus courte qu’une semaine, 50 % entre une semaine et un mois et 38 % plus de trois mois.
Ces données « en stock » dissimulent cependant des flux beaucoup plus considérables. La durée moyenne de l’intérim croît avec l’âge et le niveau de qualification, mais les salariés d’origine étrangère, les jeunes et les salariés faiblement qualifiés sont surreprésentés parmi les intérimaires.
En Allemagne comme ailleurs, les travailleurs intérimaires sont surtout utilisés par les entreprises de plus de 50 salariés dans l’industrie et les services aux entreprises, qui les utilisent également pour limiter les licenciements de leurs salariés disposant de qualifications spécifiques. Dans les entreprises de plus de 150 salariés, le travail intérimaire représentait près de 10 % des effectifs salariés en 2006.

Quant à l’idée que le travail intérimaire augmenterait les chances du salarié de trouver un contrat à durée indéterminéee, elle reste controversée dans les études internationales (1).

Concernant l’Allemagne, aucun effet positif statistiquement significatif n’a pu être mis en évidence : les intérimaires auparavant chômeurs ont une probabilité plutôt moins élevée de décrocher un CDI que les chômeurs (mais la probabilité de sortir du chômage varie fortement, notamment en fonction de la durée du chômage) (2). En revanche, les salariés en intérim perçoivent des salaires inférieurs de 30 à 50% aux salariés en CDI.

Un mouvement plus global de précarisation

Cette progression du travail intérimaire participe en réalité d’un mouvement beaucoup plus général d’éclatement de la norme d’emploi et de diffusion de la pauvreté laborieuse, largement amplifié par les lois Hartz (3).

Grâce à ces nouvelles dispositions, le travail intérimaire a connu un véritable boom : sur la période de 1992 à 2007, le nombre des agences a été multiplié par trois (pour atteindre 22 000), celui des travailleurs intérimaires par six (700 000 en 2007, près d’un million aujourd’hui). L’évolution a été particulièrement dynamique depuis les lois de 2004.

La part des intérimaires dans le total des actifs occupés s’élève à 1,8 % et à 2,6 % des salariés assujettis à la sécurité sociale (données de 2007), mais à 10 % du total des recrutements des salariés assujettis à l’assurance sociale.

Cette part du travail intérimaire dans l’emploi total situe encore l’Allemagne dans la moyenne des pays développés, derrière la France, mais la croissance du travail intérimaire s’inscrit dans un mouvement général de diffusion des contrats de travail « atypiques », qui représentent désormais un tiers de l’emploi salarié en Allemagne, contre 18 % au début des années 1990.

Schlecker a fini par annoncer qu’elle renoncerait à l’avenir à recourir au service de l’entreprise d’intérim Meniar, non sans avoir auparavant plaidé sa cause en ces termes : « Il est déconcertant de constater que des responsables politiques, représentant des partis qui exigent depuis longtemps la flexibilisation des contrats de travail et qui l’ont encouragée par la loi, paraissent maintenant − manifestement pour des motifs populistes − faire chorus à ces critiques »…

—————

Notes

(1) Voir Michael C. Burda et Michael Kvasnicka, « Zeitarbeit in Deutschland : Trends und Perspektiven », Diskusionspapier des Sonderforschungsbereichs 649 der Humboldt-Universität zu Berlinn° 48/2005 ; Michael Kvasnicka (2005), « Does Temporary Agency Work Provide a Stepping Stone to Regular Employment ? », Diskusionspapier des Sonderforschungsbereichs 649 der Humboldt-Universität zu Berlin n° 31/2005.
(2) Michael Kvasnicka (2005), « Does Temporary Agency Work Provide a Stepping Stone to Regular Employment ? », Diskusionspapier des Sonderforschungsbereichs 649 der Humboldt-Universität zu Berlin n° 31/2005.
(3) Voir Bruno Amable, « Cinq ans après les réformes “Hartz IV” », Libération, 19 janvier 2010, et l’évaluation faite par l’Institut de recherche sur le travail de Nuremberg.
Alternatives Économiques

Fdesouche sur les réseaux sociaux