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Nous rendons compte ici, pour la deuxième fois, d’un ouvrage intéressant, non parce qu’une redite serait utile, mais en raison de la teneur complémentaire des propos tenus par l’auteur au cours d’un second entretien.

Après La face cachée du 11 septembre (2004) et La face cachée du pétrole (2006), Eric Laurent, toujours aux éditions Plon, publie La face cachée des banques. Sous-titre : scandales et révélations sur les milieux financiers.

Ce livre nous emmène dans les coulisses des établissements financiers et nous brosse le portrait des maîtres de l’Amérique, une poignée d’hommes déterminés qui traversent le temps au rythme des crises et des élections et dans les mains desquels mangent les politiques.

Cette enquête a demandé huit mois de travail. Huit mois à rencontrer des financiers et hommes politiques qui souvent, lorsqu’ils veulent bien répondre, exigent l’anonymat le plus complet. Face à ce livre sorti à la fin du mois d’octobre, la presse reste « inerte et passive », selon les propres mots d’Eric Laurent. Il y a plusieurs raisons à cela, explique l’auteur : « D’abord parce que c’est un sujet compliqué à traiter pour les journalistes. Ces derniers fonctionnent dans l’immédiateté absolue, donc on leur a vendu l’idée que la crise était en voie de résorption, donc il y a moins d’exigence ou d’obligation d’en parler. Et puis je crois que pour beaucoup de journalistes, aujourd’hui, il y a une totale inculture qui fait que c’est un sujet trop barbare. Enfin il y a une une quatrième raison, c’est que l’information circule de plus en plus mal ».

Premier et principal scandale dénoncé dans votre livre : la mainmise des financiers sur les principaux dirigeants américains.

J’en ai été le premier surpris. Profondément. Franchement, j’ai vécu et travaillé aux Etats-Unis, j’y séjourne souvent. J’ignorais la dimensions incestueuse des liens entre Wall Street et le parti démocrate. Je savais qu’il y avait des liens traditionnels, mais j’ignorais qu’ils étaient aussi profonds et qu’ils tenaient au fait que les grandes places financières américaines – New York, Boston, Chicago – sont aussi de grandes places démocrates.

J’ai enquêté sur les milieux d’affaires dans le pétrole et j’ai toujours trouvé que ce monde était profondément amoral. Pas immoral, mais amoral. Et même pourvu d’un certain cynisme.

Dans le cas de l’univers financier, c’est tout à fait différent. J’ai rencontré des gens qui sont au-delà du pensable en terme d’avidité – une avidité sans limite -, de cupidité, d’arrogance et surtout un sentiment incroyable d’impunité. Là, on rejoint la question que vous me posez. On a le sentiment que, quoi qu’ils fassent, ils n’auront jamais de compte à rendre. C’est glaçant. L’un des témoins que j’ai rencontré, qui a travaillé dans une banque de Wall Street, m’a dit : « de toute façon, nous sommes toujours gagnants ». C’est tout à fait vrai.

La finance est un des secteurs économiques qui détient le leadership aux Etats-Unis. On pouvait dire la même chose de l’industrie automobile, auparavant. Quelle différence ?

On pouvait dire que l’automobile était un secteur-phare, mais il n’y avait pas cette domination sans partage qui est aujourd’hui celle du monde financier. C’est vrai qu’à un moment donné, l’automobile tirait l’économie américaine. Il y avait cette fameuse phrase d’un président de General Motors : « ce qui est bon pour General Motors est bon pour l’Amérique ». C’est vrai, mais par ailleurs vous aviez d’autres secteurs avec lesquels l’automobile était, sinon en concurrence en terme d’influence, au moins en rivalité.

Aujourd’hui, et c’est je crois ce qui explique ce retour d’une oligarchie financière – le mot est de l’ancien chef de l’économie du Fonds Monétaire International -, l’Amérique au fil des décennies s’est totalement complètement désindustrialisée.

C’est quelque chose qui a fragilisé, bien entendu, l’économie américaine, qui a abouti à des pertes d’emplois massives et qui a eu recours à l’endettement. Et donc, on a eu une montée en puissance du secteur financier, qui s’est emparé de cette dette, pour spéculer avec ses emprunts et ses crédits. C’est le premier point.

D’autre part, cette disparition du secteur industriel classique a été marquée, de façon corollaire, par une montée en puissance en terme d’influence politique du secteur financier, qui a retrouvé, au fond, toutes les prérogatives qui étaient les siennes au début du siècle. Le grand tournant, ce sont, là aussi cela a été pour moi une surprise, les années Clinton et pas les années Reagan, comme on pourrait l’imaginer.

Reagan développe les nouvelles technologies. Clinton supprime, quant à lui, le fameux Glass-Steagall Act, ce qui lui permet, sur les conseils de Robert Rubin et de Lawrence Summers (que l’on retrouve aujourd’hui aux côtés d’Obama) de déréguler la finance. Pourquoi cette fascination – tant chez Clinton que chez Obama (dont la campagne a largement bénéficié du soutien des financiers de Wall street) -, pourquoi cette fascination des démocrates pour la finance ?

Il y a un exemple avec l’élection récente des gouverneurs. Vous avez comme gouverneur, dans le New Jersey, c’est-à-dire l’Etat voisin de New York, un homme qui vient d’être battu et qui s’appelle Jon Corzine, je l’évoque à la fin de mon livre.

Corzine était l’ancien patron de Goldman Sachs, la plus grosse banque d’investissement, qui a une influence politique considérable. Goldman Sachs a donné des quantités de ministres des finances aux administrations américaines. Paulson, par exemple, le ministre des finances de Bush, était le président de Goldman Sachs. Rubin, l’homme qui a influencé Clinton pour lui faire déréguler la finance, était le président de Goldman Sachs.

Corzine également. Il a dépensé sur sa fortune personnelle, après son départ de Goldman Sachs, cent millions de dollars pour s’acheter un siège de sénateur puis un siège de gouverneur. Il siégeait au Sénat aux côtés de Barack Obama et ils ont voté ensemble un certain nombre de lois. Ils sont très proches l’un de l’autre.

Corzine n’a eu de cesse, lorsqu’il était gouverneur, et c’est une des raisons de son échec aujourd’hui, de faire venir dans l’état du New Jersey, Goldman Sachs, c’est-à-dire son ancienne firme, pour s’employer à privatiser les infrastructures, notamment routières.

Parce qu’aujourd’hui, l’une des grandes sources de profit des grandes banques d’investissement, c’est la spéculation, notamment sur les infrastructures automobiles. Goldman Sachs est derrière toutes les entreprises de privatisation aux Etats-Unis, commes les autoroutes.

Quelque part, les gens dans le New Jersey ont été indignés de voir que le gouverneur de leur Etat faisait entrer son ancienne firme et était prêt à lui adjuger des infrastructures publiques que les citoyens avaient payées.

Cela signifie-t-il que la politique a encore son mot à dire aux Etats-Unis ?

Non, cela signifie que le citoyen a son mot à dire. C’est tout à fait différent. Il y a une formidable exaspération vis-à-vis de cette dérive. Je crois que c’est extrêmement salubre, bien entendu.

Les Etats-Unis sont prêts à mettre de côté leurs industries de pointe (les nouvelles technologies, par exemple), au profit de la seule finance ?

La finance ne va pas tout remplacer, mais elle est montée à un niveau de puissance sans équivalent. Le calcul établi par les Etats-Unis et les responsables américains était d’abandonner les industries qui n’étaient plus compétitives, comme l’automobile ou autrefois l’acier, etc., au profit des industries du futur (NTIC).

On s’aperçoit aujourd’hui que c’est un calcul erroné, dans la mesure où, en terme d’emplois, elles en dégagent peu effectivement et que, en terme de profits, ils sont bien moindres qu’on ne pouvait l’imaginer. Mais ça, c’est un dogme qui a été élaboré il y a vingt-cinq ans.

Il y a autre chose qui est vendu par les dirigeants du secteur financier, c’est l’idée que la finance est la principale arme de puissance, en terme d’influence et en terme de pouvoir à travers le monde. Et à travers ce secteur financier on va pouvoir aussi propager toutes les industries nouvelles, qui sont pour la plupart d’origine américaine.

Donc, il y a cette idée que les financiers sont les missionnaires de la puissance américaine, ce qui est relativement exact, mais en partie erroné, car on voit bien que la puissance américaine repose en partie sur la complaisance et la complicités d’autres acteurs, la Chine notamment.

La puissance des Etats-Unis serait sa capacité à s’endetter et à lier ses créditeurs ?

C’est la capacité à emprunter quotidiennement de quoi assurer le fonctionnement de leur appareil. La Chine, avec 800 milliards de dollars, a dépassé le Japon en terme de possession de bons du Trésor américain. C’est le principal créancier des Etats-Unis et du monde. La Chine et les Etats-Unis ressemblent à des galériens enchaînés sur le même banc. Ils sont condamnés à ramer ensemble encore un bon moment.

Mais en même temps, c’est vrai qu’il y a, de la part des Chinois, une interrogation croissante quant à la viabilité à long terme du système américain. On le voit très bien à travers les achats massifs d’entreprises étrangères effectués par les entreprises chinoises. Curieusement, les Chinois achètent énormément à travers le monde, pas seulement dans le domaine énergétique, ce qui leur assure la sécurité de leurs approvisionnements, mais dans d’autres secteurs. Mais elles achètent très peu, quasiment pas aux Etats-Unis. Comme s’il y avait une espèce de défiance vis-à-vis des industries américaines. Pourtant, les prix sont intéressants en ce moment !

Vous écrivez qu’aux Etats-Unis le monde financier est de tous les secteurs d’activité le plus opaque. On peut dire ça de l’armement ou du nucléaire, non ?

Premier point : de toute façon, le monde financier ne fonctionne que sur l’opacité. Les industries de l’armement sont traduites devant des commissions du Congrès, obligés de rendre des comptes, parce que, très souvent, les programmes qu’elles élaborent sont des programmes qui fonctionnent avec de l’argent public. Donc, même si c’est opaque, il y a quand même des informations qui circulent.

Dans le cas du financier, la crise le démontre, non seulement il a reçu des sommes gigantesques, sans contrepartie, de la part du gouvernement fédéral, c’est-à-dire de l’argent du contribuable, mais il n’a eu aucun compte à rendre. A cet égard, il y a quand même une différence de traitement incroyable entre le secteur de l’automobile et le secteur de la finance. Obama a injecté un peu plus de cinquante milliards dans le secteur automobile, mais il a exigé le renvoi du patron de la General Motors, imposé un plan drastique de restructuration.

Dans le cas des finances il a injecté 700 milliards de dollars, plus 2000 milliards de dollars qui ont fait l’objet de prêts spéciaux de la réserve fédérale. On ne sait toujours pas à quelles banques profite cette manne. La Fed refuse de communiquer les noms. Et tout ça a été effectué sans aucune contrepartie, ce qui est quand même extraordinaire.

Certes, mais le fait d’avoir pris des mesures drastiques envers l’industrie automobile ne ressort-il pas du bon sens ?

C’est certes une industrie finissante, sauf en terme d’emplois. D’autre part c’est une industrie peut-être en déclin, mais parce qu’aux Etats-Unis, en effet, les modèles sont inadaptés… Mais après tout, on peut très bien imaginer qu’un gouvernement veuille restructurer ce secteur, pour le rendre à nouveau plus compétitif dans les années à venir. Mais peu importe. Il y a tout de même eu une intervention de la part du pouvoir politique, qui s’est révélée effectivement déterminante.

Dans le cas du secteur financier, les sommes injectées ont été sans sans commune mesure et il n’y a aucune contrepartie. Non seulement ça, mais surtout, en effet, sur toutes les mesures qui avaient été annoncées à grand renfort médiatique, comme la limitation des bonus ou des revenus aux dirigeants qui auraient bénéficié de cet argent public, là-dessus, Obama a battu en retraite, il faut le dire clairement.

Vous citez dans votre livre deux cas qui illustrent la forte intrication entre les milieux financiers et l’administration. Il s’agit de Peter Peterson et d’Henry Paulson. Le premier à été ministre du commerce de Nixon puis dirigeant de la banque Lehman Brothers. Il a joué « un rôle-clé », écrivez-vous, « dans la coopération financière et commerciale accrue avec Moscou » et dans la coordination du blocus du Chili. Il est aujourd’hui conseiller d’Obama. Paulson, quant à lui, a carrément pris la place de Bush pendant un an. C’est ce que vous révélez dans votre livre.

Oui, c’est fascinant. Paulson était une espèce de vice-roi. A ce moment-là, la crise est tellement forte que tout ce qui concerne la politique étrangère notamment, comme le dossier iranien ou irakien, est relégué à l’arrière-plan. Seule compte la gestion de la crise et la gouvernance.

Et là, Paulson prend les commandes, en effet. Bush les lui abandonne avec un grand soulagement. Peterson a également proposé Timothy Geithner comme ministre des finances, puisqu’il siège aussi à la Federal Reserve de New York.

Ce qui fait la force du monde de la finance et du monde des affaires de manière générale, c’est sa formidable stabilité, sa longévité par rapport au politique. Les politiques passent, restent peu de temps, donc ne peuvent pas, ou ne souhaitent pas prendre de décisions à long terme. Un politique est formé pour réagir ou agir à court terme.

Ce qui est formidable dans le monde de la finance, en terme d’efficacité, c’est qu’il existe des gens comme Peterson qui sont capable d’assumer une formidable stabilité et qui ont une vision à long terme de ce que doit être effectivement la stratégie des grands établissements financiers et les mutations qu’ils doivent opérer. Je crois que c’est la grande différence et c’est ce qui rend ce pouvoir si puissant et tellement incontrôlable par les politiques.

Ce type de personnage tire-t-il les ficelles ou au contraire sont-ils instrumentalisés par les politiques ?

Je pense que, de toute façon, les politiques ne peuvent pas faire l’économie de ce genre de personnages. Peterson se plaît à raconter une rencontre qu’il avait eu avec Bush, juste avant qu’il soit président, où il l’avait un peu admonesté sur son programme économique, en expliquant ce qu’il devait faire. C’était sur un ton extrêmement badin et amusé du genre « j’ai vu tellement de présidents passer, vous n’en ferez qu’un de plus ». Il y avait une liberté de ton et même une certaine impertinence vis-à-vis du président, je crois que Bush venait d’être élu et qu’il n’était pas encore entré en fonction. C’est là où Peterson a déclaré être un « gros matou de Wall street ».

On peut dresser un parallèle un peu iconoclaste si l’on revient à la période est-ouest, avec cette supposée opposition entre l’Union Soviétique et les Etats-Unis. Je crois qu’au fond, les élites financières des deux pays s’entendaient très bien, parce que toutes deux avaient les mêmes visions du monde, c’est-à-dire une vision hiérarchique, autoritaire, pyramidale et elles avaient l’une et l’autre le même sens de la durée. Elles savaient qu’elles étaient là pour une longue période et elles se défiaient les unes et les autres, au fond, des hommes politiques occidentaux qui étaient là pour peu de temps.

J’avais rencontré Giovanni Agnelli, le président et propriétaire de la Fiat, qui m’avait raconté qu’il était allé à Moscou en 1964, juste avant l’éviction de Krouchtchev . Il y était allé avec une délégation d’hommes d’affaires et de ministres italiens et à un moment donné, Krouchtchev a traversé la salle et m’a dit à haute voix, ce sont les propres propos d’Agnelli, « c’est avec vous que je veux discuter car je sais que dans quelques années vous serez encore là alors qu’eux [il désignait les hommes politiques présents] auront disparu depuis longtemps ».

Vous expliquez d’ailleurs que l’URSS a raté sa mutation à cause de la lourdeur du système et pas du tout pour des raisons idéologiques anti-capitalistes

Totalement. Au fond les élites financières avaient le désir de faire avec l’Union Soviétique ce qu’ils ont réussi plus tard avec la Chine. Et on voit très bien, ce qui m’a surpris, le niveau d’interdépendance et de connivence entre les élites chinoises et les élites financières américaines. Un homme comme Paulson est très proche des dirigeants chinois. Toutes les grandes banques d’investissement américaines sont allées en Chine afin de proposer des investissements et des crédits, y compris des crédits toxiques qui ont été en grande partie récupérés par la Chine qui en est très friande.

Vous révélez dans votre livre que ce ne sont pas des centaines de milliards de dollars qui ont été prêtés aux banques, mais des milliers de milliards de dollars.

Quand vous regardez les comptes de la Federal Reserve vous découvrez qu’il y a onze prêts d’un total de deux mille milliards de dollars en plus des sept cents milliards, donc, qui ont été accordés à un certain nombre d’établissements financiers, dans le cadre du plan de sauvetage.

Bloomberg News, l’agence de presse économique, a voulu obtenir de la Federal Reserve les noms de ces établissements financiers bénéficiaires. Elle a fait jouer le Freedom of information Act et la Federal Reserve a refusé catégoriquement de communiquer le moindre élément en arguant que ces documents étaient considérés comme secrets. Et c’est une opposition totale.

Pensez-vous que cette collusion entre la finance et le politique est aussi prononcée en Europe et notamment en France ?

Il est clair qu’en Grande-Bretagne des liens entre plusieurs grandes banques et les milieux politiques, et curieusement chez les travaillistes (c’est un peu le même phénomène qu’avec les démocrates), sont étroits. Dans le cas de la France, l’influence, ou plutôt la capacité d’action des milieux financiers, est très grande et la capacité des politiques à peser sur eux, extrêmement réduite, malgré les déclarations martiales du président français de vouloir mettre les banques au pas.

Je crois que les banques sourient largement quand elles entendent ces propos. Quand on regarde le sommet de Pittsburgh, dont on avait dit qu’il représentait l’ébauche d’un nouvel ordre économique mondial, Levitte, le conseiller économique de Sarkozy, dit lui-même que ce G-20 a ressemblé à un véritable hall de gare, que tout partait dans tous les sens et que n’est certainement pas là qu’on pouvait imaginer l’ébauche d’une gouvernance mondiale.

Mais comment voulez-vous même que ces gens puissent ébaucher une stratégie de contrôle des milieux financiers à l’échelle planétaire, alors qu’ils se sont révélés incapables, la crise le démontre, de contrôler, au niveau national, leur propre système financier ? Donc, c’est une aberration totale.

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