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À cent mètres, les Lafargue découvrent que la moitié de leur parcelle a été coupée. « Comme s’il y avait eu une tempête ou qu’une bombe était tombée là. » Une trentaine d’arbres abattus et emportés sans le moindre soin, des tas de branches enchevêtrées s’élevant sur trois mètres de haut. Des petits charmes sacrifiés pour accéder aux arbres les plus précieux. Un décompte sera effectué. Il manque 28 chênes et quatre hêtres, pour un préjudice avoisinant les 10 000€. Chez les Lafargue, la colère succède au choc. À l’indignation d’avoir été volés s’ajoute le chagrin de voir saccagé un trésor familial que l’on se transmettait de génération en génération. La parcelle appartenait à la belle-mère de Simon et, avant elle, à ses parents et à ses grands-parents.

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Alors, lorsque Simon Lafargue découvre sa parcelle rasée le lundi de Pâques 2021, c’est logiquement à lui que l’agent de l’ONF recommande de passer un coup de fil. Car voilà plusieurs mois déjà que Didier Daclin a repéré que quelqu’un « tape comme un sourd » sur la forêt de Garche. Des coupes rases, à blanc, au-dessous de quatre hectares (2), comme l’autorisait a priori la législation, mais tout de même… Soupçonnant quelque chose d’anormal, le forestier a commencé à contacter les propriétaires des parcelles en question. Le Land Cruiser s’arrête devant l’unique arbre resté debout à l’orée d’une portion étroite. Planté dans le tronc du seul chêne survivant de la parcelle, un écriteau indique : « Forêt privée. Accès interdit. » « Le papy qui possède cette parcelle a les larmes aux yeux quand il en parle, soupire Didier Daclin. C’est moi qui l’ai informé que tout avait été rasé. » Plus loin, sur une autre parcelle, une fraction demeure richement peuplée de chênes de belle allure. Sur les 70 ares restants, le désert. « Il y avait un peu de monnaie ici ! grimace-t-il. Environ 27 000 € de bois. Ça a été rasé à blanc. Le mec qui a fait ça n’a laissé que les houppiers (les couronnes des arbres, NDLR) derrière lui. C’est pas un forestier, c’est un boucher-charcutier. » Quand Didier Daclin appelle le propriétaire de la parcelle pour lui annoncer que sa forêt s’est fait « ratatiner », ce dernier, un certain monsieur Dobigny, proteste : « Pas possible, j’ai vu un gars du CRPF, il devait s’en occuper… – Eh ben, il s’en est occupé. »

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Voilà quelque temps déjà, dans ce monde minuscule qu’est la foresterie mosellane, que les soupçons commencent à s’orienter vers un individu en particulier. Un trentenaire qui a travaillé pendant plusieurs années au Centre régional de la propriété forestière de Moselle. Didier Daclin le connaissait bien. C’est lui qui l’a formé. (…) L’affaire n’étant pas jugée, le forestier hésite à prononcer son nom devant nous. Nous ne révélerons pas son identité. Appelons-le Arthur Fischer. (…) Au CRPF, Arthur Fischer se trouve donc chargé du regroupement forestier pour toute la Moselle. L’objectif est de convaincre les petits propriétaires de vendre leurs parcelles aux voisins qui se consacrent activement à la valorisation de leurs bois. Pendant des années, il enchaîne les réunions dans les villages, démarche à tour de bras, établit des plans de gestion, use de toutes les ressources disponibles pour acquérir une connaissance fine du cadastre. Le jeune homme se fait connaître et gagne l’estime du milieu. Ce n’est qu’au bout de plusieurs années que des rumeurs commencent à circuler. (…) Au CRPF, certains employés jasent sur son train de vie, qui semble bien supérieur à ses modestes revenus de forestier. Didier Daclin se souvient de cette assemblée de propriétaires organisée dans un château du nord du département. Arthur Fischer avait déboulé dans un crissement de gravier au volant d’une grosse cylindrée. Et c’est en pick-up qu’il arrive au travail. (…) Le jeune homme ne sait pas toujours expliquer à son patron d’où vient cette manne soudaine. Le pick-up aurait été prêté par un notable de Metz qui lui avait confié la gestion de ses bois. Et pour le reste ? Pas de réponse. Le forestier l’ignore encore : Arthur Fischer aurait commencé à se servir de sa position privilégiée au sein du CRPF pour identifier les « bons coups » à faire en forêt. Première dérive.

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Profitant de ses fonctions, le jeune homme identifie des parcelles, de préférence mal connues de leurs propriétaires, se présente comme technicien du CRPF et leur propose après estimation de vendre au Groupement forestier des bois mosellans, sans leur dire nécessairement qu’il s’agit de son entreprise. Leur méconnaissance du marché offre des opportunités en or. Une source proche de l’enquête décrit un cas de figure typique : « Il repère une parcelle avec du chêne, il retrouve les propriétaires, il leur dit que la parcelle vaut 1 000 €, il l’achète à ce prix, puis il vend le bois pour 5 000 €. » Il achète d’abord cinq hectares en 2016, puis son affaire s’accroît rapidement, au fil de l’acquisition de dizaines d’hectares de parcelles. La conjoncture est généreuse. Du fait de la demande asiatique, le prix moyen du chêne a doublé depuis le début des années 2010, pour frôler les 200 € du mètre cube en 2018, un pic historique. Coupées sur place, une grande partie des grumes – les tronçons avec leur écorce – sont mises en containers avant d’être expédiées par cargo vers la Chine, qui engloutit 80 % des exportations de chêne français non transformé.

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La Croix L’Hebdo

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